1. C’est quoi être de gauche ?
A l’occasion de la question, aujourd’hui à la mode, « la gauche se radicalise-t-elle ? », le récit redondant de deux (ou plusieurs) gauches réapparaît, congrès de Tours (1920) à l’appui. « Il y a toujours eu au sein de la gauche des réformistes et des révolutionnaires », nous dit-on, des socialistes et des communistes, des gauchistes et des socio-démocrates, des utopistes et des gestionnaires, rien de nouveau ; L’Histoire inlassablement se répète, se copie, se reproduit, seules les dénominations changent. En d’autres termes, il est sans doute apaisant de penser que il y a toujours eu, pour reprendre les deux slogans résumant l’opposition centrale à l’intérieur de la gauche chilienne, ceux qui veulent « consolider pour avancer » et ceux qui, au contraire, veulent « avancer pour consolider ».
Cependant, globalisation oblige, cette « énumération des gauches » paraît saugrenue, vieux jeux, tant l’étiquetage par rapport aux « valeurs » et aux « objectifs » de « gauche » s’est rétréci. Au point que, s’il est toujours aisé de se réclamer de « gauche » il devient difficile d’énumérer sur quoi et en quoi. Osons dire, pour clarifier l’énoncé, que si l’on prend les valeurs traditionnelles de la gauche ad oc, Mme Merkel semble plus à gauche que le Parti Communiste Chinois, ou pour être encore plus provoquant, que la défense des droits acquis n’est pas en soi une pratique révolutionnaire mais plutôt conservatrice. Casser l’outil de travail dans les années vingt était considéré comme un acte nihiliste, hors, aujourd’hui, c’est le pain quotidien du marché.
Les termes « progressiste », « révolutionnaire », « radical » contiennent la notion de transformation. Changer le monde, changer soi-même, changer l’environnement, changer les rapports de production, changer le carcan des mœurs, ce n’est pas choisir le moindre mal. Ce n’est pas non – plus s’adapter à la « réalité ambiante » en y cherchant, de manière opportuniste, à sortir son épingle du jeu. Certes, tout au long de l’histoire du XXe siècle, il a été question de défense. Se défendre contre les pouvoirs totalitaires, défendre ses droits, défendre l’Etat de droit dès lors que cet acquis jadis bourgeois est devenu un outil égalitaire contesté par des « révolutions réactionnaires », par des égoïsmes de classe, par la logique du marché. Mais il s’agit là, il faut en être conscient, d’une action régressive, d’une évolution défensive qui vise à sauver les meubles, face à une tendance de dérèglementation réactionnaire.
On peut utiliser la rente pour la bonne cause (Bolivie, Venezuela) ou la mauvaise (monarchies du Golfe). Mais cela ne changera pas la nature de la rente. Celle-ci reste toujours un moyen, et ne peut en aucun cas être considérée comme un mécanisme révolutionnaire universel à modéliser, ne serait-ce que du fait qu’elle n’existe pas partout. On revient donc, pour déterminer la notion même de gauche, l’attitude face à ce qui paraît universel : le capital, la force du travail, la justice sociale, la loi et l’Etat de droit, les rapports de production, le rôle de l’Etat, celui des superstructures étatiques et financières, et, bien entendu la lutte des classes. Pour expliciter : rien ne différencie un maire de droite ou de gauche dès lors que tous les deux s’adressent pour leur financement au marché. Ils participent tous les deux à l’idéologie dominante qui voudrait, sous des prétextes de technicité, d’immatérialité et d’efficacité afin de faire accepter la fable que l’argent du marché soit neutre, qu’il ne provienne pas d’une accumulation du capital scandaleusement usurpatoire. Ce qui est vrai pour un maire, l’est encore plus pour un chef d’Etat : il n’y a aucune différence entre un président de droite ou de gauche dès lors que ce dernier, pour financer son pays au moindre coût détermine sa politique en fonction des volontés du marché. Pour eux, la « technicité » devenant un synonyme de « moyen ».
Or, comme le dit très justement Bruno Latour « si l’on ne se rend pas compte combien l’usage d’une technique a déplacé, traduit, modifié, infléchi l’intention initiale, c’est tout simplement parce que on a changé de but, et par un glissement de volonté on s’est mis à vouloir tout autre chose… » L’Histoire tragique sur les effets d’une volonté dite « de gauche » qui commence avec le slogan léniniste « le socialisme c’est les soviets plus l’électricité » et dont les effets sautent aux yeux jusqu’à nos jours en Chine, en Grèce ou en France et partout dans le monde, pourrait être définie comme une maladie congénitale du socialisme gestionnaire. La question binaire « avancer pour consolider » ou « consolider pour avancer » n’en est pas une ; La seule qui compte serait « qu’est-ce qu’on veut et quel est le prix à payer. Pour expliciter avec deux exemples d’actualité :
L’euro est-il compatible avec un processus « de gauche » ? Si j’y tiens tant, suis-je toujours « de gauche » ? Et si je n’y tiens pas, suis-je prêt à sacrifier mon mode de vie tel qu’il est aujourd’hui pour le bien être des autres et de moi-même ?
Quelle est mon attitude par rapport aux flux migratoires causés par l’action politique de mes dirigeants ? Suis-je toujours « de gauche » si j’ai peur d’un changement sociologique au sein de mon environnement proche ? Et si mon identité de « gauche » existe toujours et me dicte d’accepter l’ouverture des frontières, suis-je, dans la pratique de tous les jours, prêt à subir l’instrumentalisation des migrants par ceux - là même qui m’exploitent ? Comment harmoniser mes sentiments de générosité et mes convictions avec ma certitude que une énième pression sur la valeur de mon travail par les gouvernants est entrain de se mettre en place ? Suis-je prêt, au nom de mes principes à subir une harmonisation par le bas ? Par quel effort vais-je dépasser cette contradiction, et quel est son prix ?
Penser le monde, avec ses contradictions, c’est une attitude de « gauche » qui permet de penser sur soi-même. C’est aussi une ouverture vers le futur. Celui-ci ne se fera pas par la gestion (ou la cogestion) des gouvernants et des gouvernés, quel que soit le sujet. Ce n’est pas une attitude de gauche d’attendre de nos dirigeants qu’ils changent la donne sur le climat, la toute puissance du marché, la « normalisation » de l’œcoumène, le prix qu’ils veulent bien donner à la tomate ou à mon travail. Ce n’est pas non plus une attitude de « gauche » de s’étonner et de se plaindre à postériori du résultat. On n’abandonne pas le futur à ceux qui « gèrent » le présent tournant le dos à nos convictions.
Et on ne fait pas semblant de s’offusquer quand eux le font. C’est leur rôle.
A suivre : 2. C’est quoi la lutte des classes aujourd’hui ?