« Pour l’instant, mes croyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale, mes théories sociales, etc., sont représentées par cette grande personnalité, le gendarme »
Pierre Loti, « Aziyadé », 1876.
Convaincre ou punir, comprendre ou préjuger. De tout temps et selon les circonstances, les pouvoirs ont tangué entre ces quatre pivots. Ceux qui allaient de l’avant, qui avaient des résultats, qui étaient désirables ou hégémoniques pouvaient convaincre leurs citoyens et se hasarder - tenter l’aventure - chez l’autre. Chez ceux par contre, bien plus nombreux, où les peuples s’éloignaient des mécanismes d’intériorisation des règles, on fabriquait des moulages coercitifs, hermétiques aux critiques et rendus obligatoires. En croyant imposer leur monde nivelé et sans aspérités, les dirigeants s’abstenaient à comprendre celui qu’ils côtoyaient, pire, ils en étaient indifférents.
Déjà, dans les Chants du crépuscule, Victor Hugo racontait ce quiproquo autant géopolitique que sémantique
- Tournez vers l’Orient vos esprits et vos yeux
Hélas ! ont répondu leurs voix longtemps muettes
Nous voyons bien là-bas un jour mystérieux…
Et le poète concluait
C’est peut-être le soir qu’on prend pour une aurore
Notre monde et nos dirigeants n’échappent pas à ce schéma. Traditions démocratiques obligent, le mépris d’antan et l’indifférence clairement affichée étant remplacés par un effort de travestissement des mots et des concepts. Certains d’entre eux, produit de l’appauvrissement du langage propre aux technocrates des instances internationales puis de leur usage abusif par les médias globalisés, ont fini par signifier leur contraire. Vagues par définition, volontairement neutres et anodins en apparence, ils cachent toute la violence institutionnelle dont ils ne sont, généralement, que des synonymes.
Plans d’ajustement structurel, réformes, rationalisation des services, rigueur budgétaire, modernisation, optimisation, bonne voie, et bien d’autres mots expressions ou concepts cachent maladroitement trois phénomènes récurrents, la paupérisation des services de l’Etat, le transfert des ressources depuis les classes moyennes et modestes vers les plus riches et enfin la baisse tendancielle du prix du travail.
Technocrates et millionnaires répètent à l’infini, soulignant leur fibre sociale et compassionnelle, que certes, leur mondialisation financière crée parfois des inégalités mais qu’elle enrichit des millions d’individus. « Le dix-neuvième et le vingtième furent les siècles de l’Europe et des USA, où le capitalisme sortit de la misère des millions de gens », disent-ils ; « désormais c’est l’heure de l’Asie, de l’Amérique Latine et de l’Afrique ». A chacun son tour, selon eux. Ce mythe récurent leur permet d’agir là bas puisqu’ici, leurs marges et leur fable d’un capitalisme généreux et partageux ne sont plus payants. Patience disent-ils cependant, il faut avant tout préserver le peu que vous avez, car votre temps de gloire est révolu. Vous verrez, quand les chinois seront aussi riches que vous, quand les indous auront des toilettes et des salles de bain, vos produits vont rencontrer ces nouveaux clients, et la croissance reviendra. Pour l’instant soyez raisonnables, intégrés et respectueux de nos visions mondialisées obligatoires, et surtout pas de vagues. Vous êtes des enfants gâtés, des privilégiés, vous aurez même, à condition d’être êtes sages, l’allocation chômage, certes diminuée, mais que voulez-vous, un peu de solidarité, pardieu !
Ces contre-vérités, enfants illégitimes d’une rencontre aussi improbable que cocasse entre Marx et Adam Smith, sont assénées avec une arrogance qui n’a rien à désirer aux fatwas de l’université d’Al Azhar ou aux oukases faussement radieux des pubards.
Ainsi, avec une détermination criarde, les gestionnaires de la globalisation insistent sur le bien fondé de leur dogme, bâtissant, jour après jour, le nouveau désordre mondial. Un désordre tellement visible, que seuls les aveugles par choix délibéré ne voient pas. Cette quiétude volontariste transforme leurs dictats en texte sacré. Généralement, on rencontre cette loyauté au dogme absolu chez les moines pittoresques du Mont Athos, chez les fondamentalistes indous de Bangalore, ou les illuminés fréquentant la paroisse de Saint Nicolas du Chardonnet, et on les désigne comme des ultras. Mais, dès lors que cette foi au dogme concerne l’orthodoxie néolibérale, dès lors que les prélats sont des banquiers, les archevêques des commissaires de la Commission Européenne et le pape se nomme Marché, plus question de contester leur absolutisme borné, et, quiconque doute de leurs propos est immédiatement excommunié. Cet absolutisme borné, accompagné d’us et coutumes délités de la part ceux qui le profèrent et qui n’on rien à désirer au paradoxe oxymore des prêtres pédophiles ou des policiers casseurs crée bien entendu de l’exaspération, de la hargne et du ressentiment. Pour reprendre Jean Clair, « le temps du dégout a remplacé l’âge du goût ».
Il crée surtout un sentiment d’injustice qui s’accompagne, chemin faisant, de celui d’être suspendu à sa seule existence, d’être le seul acteur, le seul juge, le seul analyste d’un monde qui, à l’instar des enfants, devient sa propre continuation ontologique. Il devient autonome, pour le meilleur et pour le pire, propulsé par l’illusion s’une solitude partagée véhiculée par les réseaux sociaux et autres os de la toile, jetés en pâture en guise de dédommagement affectif.
Contrairement à ce qu’insinuent les élites autoproclamées et non représentatives, le dogme - comme tout dogme - génère de la médiocrité bureaucratique ; Il devient ainsi aisé de contester le contestable, de l’ignorer, de tracer un chemin parallèle et invisible à celui imposé par le monologue inaudible des ayant et faisant droit. Très vite, l’aura des prélats de ce culte désormais inaudible se fane, ne dure qu’un matin. Mateo Renzi, David Cameron, François Hollande, prêtres inefficaces, paient les frais instantanément, dès lors qu’ils apparaissent tels qu’ils sont, obscurs clercs du culte, et non ce qu’ils déclarent être, des Luther consumés par le sentiment d’injustice ou des Calvin intraitables.
Et Dieu dans tout ça ? « On entend rien aux religions » nous dit Cioran, « si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise et même féroce ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie ». Depuis Caracalla le romain et Anastase le byzantin, le spectacle sportif endosse, remplace puis fige aussi bien les débats eschatologiques que les différents politiques ou de classe. Il le fait dans la violence et non pas - comme les élites se plaisent de faire croire – au sein du symbolique. La sédition de Nica, la tyrannie de Phocas, la guerre civile enclenchée par les Verts et les Bleus sensés n’être que des supporters de courses de chars, ne sont que le début d’une longue liste de combats violents que l’on retrouve aujourd’hui même, sur les mêmes quartiers, entre les adorateurs stambouliotes de Fenerbahçe et ceux de Galatasaray. Conflit de couleurs ? Certes pas. En réalité s’opposent les riches et les pauvres, les monophysites (puis les intégristes – nationalistes) aux nantis orthodoxes (puis bureaucrates de l’islam d’un Etat laïque), les patriciens aux métèques et autres minoritaires de deux empires puis de l’Etat turc purifié.
En proclamant un Euro aseptisé et bon enfant, en voulant faire de cette compétition une fête œcuménique, en croyant qu’un surmoi aussi éthique qu’étatique se construit à coups de millions au sein des écuries, les falots bureaucrates qui nous gouvernent prouvent, une fois encore, leur manque dramatique de perspicacité et d’anticipation. Ces « monstres » qu’ils ont créés viennent de loin. Des cités anglaises paupérisées, des quartiers français abandonnés à leur sort, des villes sinistrées russes dont les clubs sportifs ultranationalistes et mafieux ont pris le contrôle, de Turin qui vient d’élire un maire à cinq étoiles, d’une Ukraine en guerre civile, etc., etc. L’arme de la bière et celle de l’hymne national ne fédèrent pas, elles renvoient à l’âge ou « leur sang impure abreuve nos sillons »
Et c’est au nom de cette « fête », dont il faut dire en passant que les bénéfices sont défiscalisés et extra territorialisés (comme tout ce qui rapporte vraiment dans notre monde), que la vie réelle doit être mise entre parenthèse et que la lutte des classe s’arrête. Le citoyen, comme l’insinue le premier ministre français, devrait donc être soumis à la perpétuité de l’instant, à « la jouissance du présent jusqu’au dégout » oubliant le jour d’avant et celui d’après. Mais c’est justement ce genre d’apophtegmes qui rendent désormais toute déclaration officielle inaudible, et augmentent la mithridatisation du citoyen aux mécanismes d’intériorisation des pouvoirs.
Déboussolé, le pouvoir des clercs essaie toujours - de manière binaire -, à séparer la bonne de la mauvaise violence, les supporteurs des syndicalistes, les casseurs des fous de dieu, les protestants des déviants. Il ne comprend même plus que le socle commun à tous c’est que ce sont des individus solitaires privés pour les uns de surmoi, pour les autres de confiance au vivre ensemble, mitraillés tous les deux par un pouvoir aussi baratineur qu’inique. « Keep a guard upon your words and upon your acrions » s’écriait le héros d’un roman de Conan Doyle. C’est le cri désespéré, l’ultime sans doute, que lancent les citoyens européens à leurs dirigeants…