L’honnêteté intellectuelle ne fait pas forcement bon ménage avec l’analyse concrète d’une situation concrète. Je ne me soustrais pas de cet apophtegme, mais je ne crois pas non plus que prendre ses désirs pour la réalité soit une bonne manière de l’affronter. Pendant de longs mois, Syriza a bataillé avec les institutions européennes, s’y est opposé de manière radicale, laissant aux citoyens grecs la possibilité de se faire une idée sur l’Europe et l’euro. Or, au sein de ces derniers deux sentiments contradictoires ont émergé : un non franc et massif à la politique austéritaire de l’Europe et de ses manières putschistes pour l’imposer, mais aussi un non aussi franc et massif à la sortie de l’Europe et de l’euro. Comme souvent, ces deux sentiments contradictoires excluaient la notion de choix. Il existait, certes, sur les deux franges de ce questionnement, des positions tranchées, des opposant farouches à l’euro, considéré comme l’instrument aliénateur du néolibéralisme européen, tout comme des fanatiques pro-européens qui considéraient que la capitulation claire et nette était préférable à la sortie de la zone euro.
Jamais, ni les instances européennes, ni les pays - membre, ni surtout la grande majorité du peuple grec, n’ont voulu esquisser une synthèse. Face à ce rapport de force inégal et ces deux désirs contradictoires, le premier ministre grec a cédé. Sa victoire électorale - couplée au résultat du referendum - indique clairement que le peuple grec entérine la perpétuation du non choix, et attend du gouvernement élu de faire la synthèse qu’il n’a pas voulu faire. Avec l’espoir, aussi pratique qu’inavouable, que Syriza mènera à bout aussi bien la « normalisation européenne » que la « réforme sociale ».
Paradoxalement, le peuple grec pense que ce parti est capable de s’attaquer aux privilégiés intérieurs perpétuant sa domination et son exploitation, sans pour autant en découdre radicalement avec leurs alliés européens et leurs instruments normatifs. Ce que le peuple grec a intériorisé, c’est sans doute qu’il n’est pas prêt à payer le prix d’une avant garde isolée au sein de l’Europe, sans relais assez puissants pour faire basculer la réalité ambiante.
Le citoyen grec, certes, s’attendait à la réaction allemande ou néerlandaise aussi violente que cynique mais pas - à tort sans doute -, au suivisme français, à la neutralité italienne ou aux réactions timorées des peuples d’Europe. Il a donc pris acte, en attendant des jours meilleurs, en refusant toujours d’être exclu d’une Europe dont il considère qu’il est copropriétaire et non pas locataire.
Le peuple grec a peut-être tort. Ne pas choisir pourrait être considéré comme une attitude juvénile. Cependant, je ne suis pas de ceux qui considèrent que lorsqu’un peuple se trompe il faut changer de peuple. Je ne crois pas non – plus que l’on peut, face à une réalité concrète, chercher mille excuses et artifices pour la nier. Certes, l’abstention aux élections était élevée. Mais elle aurait du toucher en premier lieu les « déçus » de Syriza. Cela n’a pas été le cas. Les citoyens avaient la possibilité d’exprimer leur mécontentement en votant pour l’aile la plus radicale de ce parti, ils ne l’ont pas fait. Ils auraient pu voter pour le parti communiste, renforcer les forces ouvertement anti-européennes. Ils ne l’ont pas fait.
S’obstiner à dire qu’il a mal voté, qu’il a mal pensé, qu’il a mal évalué les conséquences de son vote, c’est tourner le dos à la réalité, pire, tourner le dos à son propre peuple.
Il y a longtemps, j’étais jeune, je demandais à Othello de Carvalho pourquoi il ne s’était pas servi de ses fusillers marins pour mettre fin à l’usurpation de la révolution des œillets. Il m’avait répondu « je préfère aller en prison plutôt que d’imposer ma vérité au peuple. Lorsqu’on a raison contre tous, c’est qu’on a tort ».