Le désenchantement est une vieille lune. Passer de la cueillette à l’agriculture, de la magie à la chimie, de la génération spontanée au vaccin, du basileus représentant Dieu sur terre à la Démocratie, du sextant à la vapeur, de l’Etat - nation à la globalisation, du paternalisme de maître des forges au socialisme, des dieux à dieu et de dieu à soi, du mariage arrangé par la famille au choix de son partenaire par internet, la liste est interminable et diachronique. La première de nos certitudes tueuses étant que les étapes sont anodines - d’ou le désenchantement permanent -, et globales. Or, Dieu est toujours là, il existe toujours des rois absolus, le mariage continue à être une affaire de famille partout sauf en Occident. Pour certains, la voile reste le seul moyen moteur, même s’ils voient passer au loin des porte - conteneurs le long de leurs autoroutes maritimes bien balisées. On continue à s’entretuer pour une colline, un puits (d’où ne jaillit plus l’eau mais le pétrole), une frontière ou la notion de pureté (ethnique, religieuse, raciale, etc.). Loin d’uniformiser le monde, la mondialisation a fait nettement apparaître la multitude des mondes qui le composent. La deuxième certitude tueuse consiste à penser que l’on peut ordonner l’entropie de l’œcoumène, que si le constat d’un monde divers est assumé, cela ne s’entend qu’au sein d’un processus de normalisation, c’est-à-dire d’uniformisation, de modélisation, prenant comme standard notre propre réalité. En d’autres termes, la notion de progrès est unidimensionnel et caractérise nos sociétés. Cela permet à la directrice du FMI de déclarer que le feu roi saoudien était un homme de progrès. Qu’il était dans le « bon chemin », celui qui consiste à permettre aux femmes saoudiennes de conduire une voiture. Cela permet aussi au président français d’inviter les théocrates, les dictateurs, les autocrates, les kleptocrates du monde entier à une manifestation en l’honneur des caricaturistes assassinés de Charlie hebdo. Eux aussi sont sur le bon chemin, eux aussi, un jour, auront des péages et des autoroutes, qui, forcément, les amèneront à penser et agir comme nous. Ce n’est qu’une question de temps. C’est là que réside la troisième certitude tueuse : le temps serait le même pour tous, c’est à dire celui qu’un Airbus met pour aller de Paris à Chang-Hai. Certes, l’immédiateté d’internet ou de CNN permet de le croire, mais leurs messages, leurs images ne sont en aucun cas perçus de la même manière. Sans aller chercher l’Inde à quatorze heures, la manière dont on perpètre infos et images est multiple. De la consommation béate au regard critique, de la capitulation aux communicants à l’incrédulité, à la certitude que n’existe que ce qui est montré à celle que n’existe que ce qui n’est justement pas montré, la palette est vaste. Pour revenir au temps, n’est-il pas cohérent d’affirmer qu’il existe plusieurs immédiatetés, que la caravane subsiste, que l’avant ou l’après jésus Christ, sont des notions étrangères pour ceux qui effeuillent leur histoire depuis l’Hégire, qu’il existe un temps africain, un temps afghan, qui refusent catégoriquement de considérer notre temps comme un signe de progrès. Certes, le maillage boursier depuis Tokyo jusqu’à New York est une réalité, tout comme le fait que les trois quarts de l’humanité s’arrange parfaitement pour fonctionner - et échanger - hors de ce maillage, hors aussi des transferts électroniques et parfois même de l’argent numéraire. La mondialisation, loin d’uniformiser le temps l’a fait exploser : il existe des comptoirs du temps occidental au sein du Tiers Monde et des pays dits émergeants, comme il existe des comptoirs du temps du Tiers Monde - voir du Quart Monde - au cœur même de l’Occident. C’est là que nos pauvres et les classes moyennes paupérisées se procurent de quoi s’alimenter ou s’habiller, ne se demandant jamais par quel processus et sous quelle temporalité ces produits se retrouvent devant leur porte, ni bien sûr que ces mêmes processus, que l’on pourrait aisément qualifier d’Odyssées modernes prennent en charge les migrants dont ces mêmes populations refusent la présence. Ici réside la énième certitude tueuse : les effets du désordre sont partout ailleurs et ne font qu’assiéger notre monde ordonné. La violence, c’est bon pour l’orient, et c’est en orient qu’il faut la combattre. Outre le fait que chacune des interventions de l’occident génère plus d’entropie que celle qui y règne déjà, nos pays n’ont nullement besoin des autres pour promouvoir de la violence. Celle-ci a plusieurs noms, d’une part ceux qui détériorent la vie et le bien-être des citoyens : le marché, la fraude fiscale, Luxembourg, Allemagne, Eurogroup, réformes, paupérisation de l’Etat solidaire, chômage, U.E, etc. D’autre part, le défaut de démocratie au sein de l’UE devenant un modèle pour les Etats membre : impunité, dégradation de la parole donnée et des promesses électorales, corruption, marchandisation de tout et de tous, créent de la frustration, du désenchantement, de la colère, de l’irrationnel parfois, de la violence - encore intériorisée - toujours. Mais plus que tout, cette violence et ses conséquences rendent inaudible tout effort d’ordonner le monde, tuant le peu de rationalité qui aurait pu séduire ailleurs. Comment attirer l’Autre quand on se déteste soi-même ? En conclusion - pour l’instant -, soulignons encore une certitude tueuse : nos sociétés sont toujours attractives pour l’immigrant, qui devient de la sorte un indésirable. Un seul regard sur l’identité de ce dernier devrait nous faire réfléchir sur nos capacités entropiques : il est Afghan, Kurde, Libyen, Iraquien, Syrien, Ukrainien, Géorgien, il vient de la Côte d’Ivoire, du Soudan, du Pakistan, du Mali, de la Mauritanie, du Centre – Afrique en ce qui concerne les flux vers l’Europe. Ceux qui défient le mur américain sont mexicains, colombiens, péruviens, de l’Amérique centrale, de Haïti, de Saint Domingue, de Grenade. Nul besoin de faire l’historique des guerres et des interventions que nous avons mené pour « sauver », « pacifier », « intégrer » depuis un siècle, pour remarquer que ce sont les mêmes. Ce qu’ils fuient c’est notre mondialisation, et notre certitude tueuse - et faussement naïve - que rien ne se paie dans ce monde.
Billet de blog 22 avril 2015
Nos certitudes tueuses
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.