La dérive prométhéenne du toujours plus vite, le choix d’une fluidité globalisée, reste notre talon d’Achille principal. Pourtant, à ma connaissance, la fluidité n’est pas une valeur de la République, mais juste un choix économique qui privilégie la vitesse aux dépends des contrôles. L’exemple à suivre étant celui des transactions financières échappant à tout contrôle au nom de l’efficacité financière. Les flux tendus de la production industrielle, la baisse vertigineuse du prix des transports aériens et maritimes, la sous-traitance généralisée, surtout en ce qui concerne les fonctions régaliennes de contrôle - en l’occurrence au sein des aéroports -, la privatisation des services de sécurité, en sont des conséquences, tout comme le sacrifice impératif à la divinité Technologie, aux dépends du si coûteux pour l’Etat investissement humain. En terminant mon film sur l ‘économie maritime, je concluais par le fait, mille fois exposé - par les douanes entre autres -, que 99% des marchandises transportées aujourd’hui ne sont pas contrôlées. Une « bombe sale » dans un contenaire à Chang-Hai, Rotterdam ou à Anvers, pourrait de la sorte paralyser l’ensemble des transports commerciaux. Cet éloge à la fluidité se traduit par un va – et - viens d’hommes et de marchandises colossal. Prendre le train, le métro, l’avion, c’est participer à des flux globaux qui dépassent le milliard par jour. Acheter un I phone c’est aussi stimuler un voyage de composants intégrant au moins neuf pays, sur trois, parfois quatre, continents. Les trois quarts des produits d’un supermarché, dont les étals sont quotidiennement approvisionnés, font des dizaines de milliers de kilomètres avant d’aboutir dans nos sacs de provisions. Tour cela va vite, très vite, et, comme nous disait le patron du port d’Anvers, « un port efficace est un port sans contrôles ». Il apparaît aujourd’hui que cette fluidité apparaît pour le citoyen comme un droit inaliénable, un acquis, un synonyme de la liberté. Agissant comme un enfant gâté, le citoyen contemporain veut tout et tout de suite, ce que les grandes enseignes ont bien compris puisque leurs compagnes publicitaires ont une dimension globale : elles sortent le même jour aux quatre coins de la ville monde, visant une clientèle globalisée aux désirs harmonisés.
Le citoyen est surtout persuadé que tout cela est œcuménique, ne comporte aucun risque, et concerne la totalité de l’humanité. Les programmes télé qu’il consomme, en particulier anglo-saxons, lui répètent quotidiennement que les quelques fous irrationnels qui l’envient seront neutralisés en 48 heures, que la police scientifique démasque le criminel en vingt quatre minutes, le temps standard d’une émission de télévision (plus les pubs), que les attentats sont toujours arrêtés avant, de justesse…
Cette fable, si bien véhiculée par les dirigeant occidentaux, n’est pas moins une course vertigineuse vers l’avant, qui évite les questions qui fâchent, et qui réapparait chaque fois que cette image d’Epinal est mise à mal par les faits eux mêmes. A chaque attentat réussi (car on est dans la vraie vie) nos dirigeants, décontenancés expliquent que pour protéger ce système génial et universel, il faudra mieux collaborer, renforcer la sécurité, fermer un peu plus les frontières qui protègent les nantis. Le président Obama vient de déclarer que les terroristes attaquent le principe de « société ouverte » qui est la notre. Cependant, depuis Périclès et la Ligue de Délos, les Athéniens basaient leur thalassocratie sur un rapport de force qui écrasait leurs « alliés ». Thucydide explique que l’arrogance athénienne, la peur qu’elle engendra, est la cause principale de cette guerre menée par Sparte contre la thalassocratie athénienne. Là aussi il était question de libre circulation des biens, de monopoles, de fluidité d’une société aussi démocratique en son sein qu’arrogante pour tous les autres. Ce n’est donc pas un hasard si les références à l’antiquité grecque de notre monde qualifient cette guerre comme celle opposant la culture paisible et démocratique athénienne à la frustre violence de Sparte.
Et en cœur, les dirigeants de cet occident répètent qu’ils sont en guerre contre les barbares, ou, pour être à la page, que l’Empire contrattaque. Or, cet empire, suiviste et imaginaire, n’a pas le Force de ces ambitions. Il prospère sur une chimère : il se croit une île flottante, dirigée par un sage Eole évitant les récifs et contrôlant les orages. En cœur, dirigeants et citoyens sous influence, sont persuadés que la destinée du monde est de nourrir leurs envies, et de les regarder assouvir leurs désirs. Ils croient à l’instant et refusent l’Histoire. En conséquence, ils balaient d’un geste leur propre responsabilité sur l’état du monde. Il en existe pourtant une à laquelle ils ne peuvent échapper. A force de réduire le verbe et la parole, à force de tuer toute pensée politique d’ici et d’ailleurs, ils ne laissent d’autre alternative que la simplification eschatologique, le cri, l’expression irrationnelle.
Loin de moi l’idée que les crétins recyclés en fous de dieu qui ensanglantent nos villes, ne sont que cela. Loin de moi l’idée que l’Etat Islamique de l’Iraq et du Levant n’est qu’une théocratie. Mais c’est le sujet de la suivante humeur…