A son âge il aurait pu mourir comme tout le monde, d’une longue maladie que l’on appelle vieillesse. Mais non. Un motard l’a renversé en plein tournage, dans une banlieue plutôt sordide du grand Athènes, un quartier populaire, défiguré par les constructions anarchiques et inachevées, sous une colline broyée par la spéculation immobilière, dans un paysage caché aux touristes, et qui pourtant ne manque ni de charme ni d’humanité, à condition de trouver les grands plans et les longs traveling que Théo Angelopoulos utilisait pour extraire du quotidien sa beauté occultée.
Nul autre que lui ne savait faire fondre hommes et paysages insoupçonnés pour suspendre le temps, nul autre que lui ne savait mieux extirper des passions les plus grotesques, les plus avilissantes, les plus meurtrières, un message d’humanité, y mêlant un regard désenchanté et pourtant plein d’espoir. Cinéaste de l’Espace et du Temps, des ruptures inscrites dans la continuité historique, Théo n’était ni un homme ni un réalisateur facile : d’une voix toujours posée, parfois inaudible, il imposait son regard qui n’avait d’autre objet que l’âme. Une âme panthéiste, où tout ou presque était lié. Terre et arbres, wagons abandonnés, maisons éventrées, horizons perturbés par des frontières artificielles, mesquinerie mais aussi grandeur humaine, fatalité historique, mangrove et brouillards laissant soupçonner la vie si loin, si proche. Ni lui, ni ses films ne connaissaient les frontières : tel un samouraï d’un autre temps, son monde était celui de la fidélité ; non pas celle galvaudée par des histoires d’amour, par les constats hystériques de la vie du couple, par l’attachement à des valeurs meurtrières se terminant, invariablement pas des ismes mais une fidélité inconditionnelle, sereine, imperturbable à l’homme et de tout ce qu’il cache et compresse en lui.
D’autres feront bien mieux que moi l’éloge du cinéaste disparu et de sa longue filmographie. Ils n’oublieront ni les prix de Cannes de Venise ou de Berlin, ni le rôle qu’il joua dans la renaissance du cinéma grec et européen. Je conclurai cet hommage qui ne trouve pas ses mots, par l’image d’une queue interminable à Tokyo devant « Le pas suspendu de la cigogne », ce film qui, témoignant des Balkans avec tendresse et nostalgie a pénétré l’âme japonaise à travers un rituel - éloge au théâtre Nô : un corps indécis écartelé au dessus d’une frontière marquée par une peinture fanée et désuète séparant les mêmes hommes et les mêmes paysages… Adieu Théo.