Au delà des aléas politico-économiques que vit le monde occidental, se dessine dangereusement le spectre de l’évidence en tant que modèle de pensée, de gouvernance et de gestion. Conformité et conformisme, parfois prenant le masque du progrès, toujours celui du lieu commun et, plus rarement celui d’un soi-disant dépassement culturel ou sociétal, semblent désormais déterminer les mécanismes que nos sociétés ont choisi pour invariablement se recroqueviller, contester, imaginer ou rêver.
Plus rien ne semble nouveau, plus rien n’appelle l’innovation, plus rien ne stimule une pensée autonome. Tous les indicateurs de ce que l’on pourrait appeler - pour faire simple - dépassement, sont au rouge. L’économie ronronne dans ses certitudes destructrices, la géopolitique explicite le déjà vu et le déjà fait du XXe siècle, l’art dans toutes ses variantes se décline au passé dans la nostalgie des temps plus ou moins périmés, tournant le dos à Bertrand Hell : dans le monde hypercontrôlé qui est le nôtre nous dit-il, le rôle de l’artiste consiste à nous donner accès à la turbulence, d’être au service de la perturbation et non d’une institution ou du marché…
Le discours politique se flétrit, devient calomnie, un sauve qui peut panique pour amuser la galerie, une description d’emplois fictifs et de guerres imaginaires. On est loin du serment si élégant de Mandela qui, malgré des situations bien plus dramatiques, s’était juré de ne rien dire d’inconvenant sur les autres, et cela en aucune circonstance. Le coût pour le discours politique lui-même de ces libelles et de ces mensonges devient insupportable, tandis que ceux qui les profèrent n’ont même pas conscience de leur travail de sape et continuent à discourir sur des valeurs fourre-tout et du prix de leur Rolex.
La contestation sociale tourne le dos aux phénomènes innovateurs - pourtant inédits et robustes - et retourne aux modèles qui ont fait la preuve de leur inadaptabilité chronique : préserver devient un tonneau des Danaïdes, dont les trous sont soigneusement préservés par ceux-là même à qui l’on quémande le changement. Parallèlement, le sentiment de Paul Jorion - largement partagé -, que le système actuel est condamné génère, devant tant de compromis et d’accommodements paresseux, du désespoir. Va toujours par le chemin le plus court disait Marc Aurèle, car c’est celui de la nature. Or aujourd’hui, le sentiment que tout hoquette, que les décisions frontales et innovantes ne sont pas entendues, enlève l’espoir et réduit tout volontarisme militant. S’installe ainsi une défiance structurelle à tout ce qui, de près ou de loin, s’identifie à un pouvoir.
L’innovation se protège par des brevets réducteurs (mais hautement rémunérateurs) qui l’emprisonnent, l’argent ne sert qu’à brimer les peuples et les Etats, le goût du risque, de l’inconnu, de l’aventure - pourtant nécessaires pour affronter les enjeux essentiels et existentiels qui nous talonnent -, se perdent dans les limbes des acquis et des privilèges.
L’art de l’anticipation, de l’analyse, de la prévision se donnent comme horizon les bulletins semestriels boursiers, et les grandes crises, qu’elles soient politiques, économiques, géopolitiques ou en devenir (environnement, énergie, eau) sont scrutées comme une découverte entomologique faute de savoir, vouloir et pouvoir les affronter. D’acteur, on devient observateur, scrutateur de ses propres incapacités et de ses propres échecs, répétant à l’infini des paroles, des gestes, des « solutions » qui ne font que perpétuer, accumuler et aggraver les problèmes.
Le nombrilisme sociétal, économique, technologique, culturel, politique, artistique est de plus en plus étalé au grand jour, les outils et soubresauts utilisés à la fin du XXe siècle comme cache misère désormais s’estompant. La volonté politique vacille entre l’entêtement borné démuni de toute imagination et des exercices visant à contourner, à louvoyer, à remettre à plus tard l’affrontement, le choix, des dépassements nécessaires et libérateurs.
Quand aux réseaux sociaux, malgré leur volonté pluraliste et polymorphe, ils se transforment souvent en lieux massifs d’auto gratulation, propageant désormais l’isolement sociétal d’une part, la répétition bornée et excluante de l’autre.
En d’autres temps, l’Histoire identifiait ces signaux régressifs et paniques comme ceux d’une décadence. Lorsque les protagonistes d’un monde deviennent des agents chaotiques, bloquant tout dépassement voire toute évolution, la régression devient inévitable et surtout visible.
Aujourd’hui, même les outils et les hommes capables d’identifier cette perte massive de sens font défaut : certains de nos philosophes, du moins ceux qui s’expriment audio visuellement, préférant partir en croisades multiples, précédant ou s’incorporant aux armées dites de la paix. Kenneth Pomeranz écrivait au sujet des théoriciens qui perpétuent notre sommeil agité en réinventant des nouveaux barbares (ou attardés) : le choix que font aujourd’hui certains « spécialistes postmodernes » d’abandonner la comparaison interculturelle pour se concentrer presque exclusivement sur le caractère contingent, particulier et peut-être inconnaissable à connaître de moments historiques, rend impossible ne serait-ce que d’aborder la plupart des grandes questions de l’histoire et du monde contemporain.
Un des éléments constitutifs de la notion même de décadence consiste à ce que tout discours innovant (si et quand il existe) soit inaudible, suspect et systématiquement victime d’autodafés et autres bûchers, qui, pour faire écho à Kant qui définissait l’homme civilisé comme pouvoir exercer les politesses et les conventions sociales, prennent aujourd’hui des formes plus subtiles, mais pas moins efficaces ni moins expéditives.
Marché cynique et morbide, dirigeants incultes et inélégants jettent ainsi au feu, au nom d’une croyance (pourtant cent fois prise à défaut) des peuples entiers, générant misère et désespoir tout en discourant éthique et progrès.
L’autre, écrivait Freud, se maintient tout au long de ma vie sous forme d’interdit ou de modèle, d’ami ou d’adversaire. Cette permanence de l’autre, d’habitude sous forme d’un surmoi plus ou moins assumé, reste l’attribut de tout homme apaisé, qui l’intègre, l’assume et l’utilise pour éviter la démesure, l’excès, mais aussi pour éviter la déperdition de tout contrôle de ses propres actes. Ce qui est vrai pour l’homme reste vrai pour la société et ses manifestations, en en l’occurrence les élections. Il n’est donc pas étonnant que le candidat avec le surmoi le plus anémique rêve à haute voix de frontières et en fait l’éloge aux populations qui tendent d’éliminer la partie amicale de l’autre et à exalter sa partie hostile.
L’absence de surmoi devient endémique à condition que la mémoire, l’expérience, le vécu réel, s’affaissent. A condition que l’hybris agisse impunément, sans crainte des Érinyes. A condition que l’individu se place dans un vacuum hors de l’Histoire, hors de ses voisins, hors d’une continuité et sous un prisme explicatif réducteur qui le ramène à tout expliquer à travers sa pathologie. Y découlent une série d’attitudes : déni de réalité, mensonges phantasmatiques répétitifs mais mobilisateurs qui ne craignent pas la sanction, fuite en avant, agressivité. Ces attitudes et ces pratiques sont utilisées pour l’érection de murs protecteurs contre l’autre, tandis qu’en fait, elles ne sont que des tentatives d’un combat contre soi même, visant à limiter le rôle d’un surmoi toujours présent.
En écho, cet agissement rencontre ce que Wilhelm Reich déterminait comme une cuirasse caractérielle collective, c’est à dire, une névrose hystérique généralisée causée par la réalité (bas salaires, problèmes de toit, chômage, mal vivre) et/ou la crainte d’une précarité à venir qui réduisent de manière a historique la cause de ces malheurs à un Autre hypothétique.
Ainsi, et quel que soient les faits, la culture, l’économie, la Nation, l’architecture, l’éducation, la santé, la sécurité, et tout autre aspect de la vie sociale sont regardés sous le prisme d’une détérioration, d’une phobie, d’une crainte, toujours identifiés à une fin des limites (mondialisation) et à l’autre (étranger).
Or, ni le président, ni cette cuirasse caractérielle collective ne sont dupes du fait qu’ils sont, eux aussi, le produit de cet Autre polymorphe. Mais ils investissent sur l’instantanéité : il y a là un refus obstiné d’assumer la complexité de l’Histoire et de tous les éléments de la vie sociale, voir un tropisme vers une mythologie qui les remplacerait.
Le conte de Baroncelli qui aimait la Camargue - à l’époque un espace marécageux occupé par des populations d’une extrême pauvreté -, importa de toute pièce mythes, us et coutumes, uniformes et traditions et lui donna sa forme actuelle, avec ses gauchos, ses arlésiennes, ses taureaux et tout le folklore. Cette transformation cinématographique devint la réalité, créa une mémoire collective et même une culture. Mais elle permit aussi de tourner le dos à la mémoire remplaçant un pays réel par un pays mythique qui ne se pense et ne se projette pas. Le vote massif FN dans la région témoigne et prévient de ce qui pourrait advenir à un peuple privé volontairement de surmoi : prendre le mythe pour la réalité, les bobards pour argent comptant, le futur pour le passé, les murs pour de la sécurité. Mais aussi la rétractation volontaire de l’intelligence et de la pensée, le parti-pris de les stopper net comme médicament antidouleur, bref, le choix de devenir un crétin juste pour ne pas souffrir.
Le discours présidentiel est dévastateur. Mais le pire de ce qui véhicule est l’espoir d’administrer des idiots fuyant la douleur juste pour avoir la joie de rester incontestable. Cette offense à l’entendement, cette mystification simplificatrice produit des sujets craintifs à la place de citoyens adultes.
Il s’agit d’une mystification enfantine qui refuse la projection vers l’âge adulte et les choix sereins qui en découlent, un déni absolu de démocratie.