Les fronts béants de la gouvernance européenne sont générés par une idée oxymore qui, dans la pratique, consiste à importer les problèmes politiques et géopolitiques qu’elle perçoit hors de ses frontières, puis de vouloir standardiser ce qui fut la différence. Les environnements politiques économiques et sociaux des pays dit intégrés sont pourtant différents, tout comme leur histoire, l’un expliquant l’autre. L’Europe médiane, cette bande hétéroclite qui démarre en Pologne et se termine en Bulgarie n’avait qu’une cimentation commune, l’anticommunisme, et un modus vivendi, l’enrichissement par tous les moyens, même les plus frauduleux, héritage paradoxal de la période détestée du communisme, de la prédation des richesses et des infrastructures de l’Etat, du marché noir, de la fraude et des voleurs dans la loi (Vory v’ Zakone), cette structure mafieuse modélisée au sein de tout l’espace des républiques socialistes et qui donna la toute première génération des « hommes d’affaires » post soviétiques. Que ces pays continuent, à des degrés divers, à être sous l’influence de ces structures ne semble pas préoccuper outre mesure Bruxelles, d’autant plus que ce capitalisme prédateur pur et dur connait comme représentation une idéologie cynique du chacun pour soi qui se traduit politiquement par des majorités réactionnaires et économiquement par une dévalorisation constante du prix du travail et une diminution du rôle réparateur de l’Etat. Il s’agit d’un double avantage : Bruxelles retrouve des majorités ultra libérales, tandis que les salariés de la vieille Europe subissent la pression des bas salaires de la Mitteleuropa et subissent les délocalisations intereuropéennes. Que cette expression économico-politique connaisse aussi des dérives nationalistes voire antieuropéennes, ne semble pas non – plus empêcher le sommeil des eurocrates : de la Tchéquie à la Pologne en passant par la Hongrie on est beaucoup plus compréhensif aux dérives ultra nationalistes ou même autocratiques que lorsqu’il s’agit de contenir des mouvements, des partis ou des gouvernements progressistes qui osent contester les politiques paupérisant les Etats et leurs peuples. En intégrant un espace entropique post soviétique l’Europe a donc fait une croix aux valeurs qui la différenciaient de cet espace. Ce n’est donc pas l’idée d’une Europe - havre social démocratique et de paix - qui changea les hommes d’affaires post soviétiques mais bien l’idéologie pragmatique et prédatrice de ces derniers qui transforma l’essence même de l’Europe sous la dénomination globale de politiques comptables et techniciennes apolitiques. Bruno Latour exprime bien ce glissement : « Si l’on ne s’aperçoit pas combien l’usage d’une technique a déplacé, traduit, modifié, infléchi l’intention initiale, c’est tout simplement parce que l’on a changé de but en changeant de moyens et que par un glissement de volonté, on s’est mis à vouloir tout autre chose que ce qu’on avait au départ… » (in La fin des moyens, Réseaux 2000, n° 100). Pour le dire autrement, si la santé de l’euro (outil technique) vaut un coup d’Etat en Grèce, la liberté de la presse (superstructure fondatrice du concept européen même) n’en vaut pas un autre en Hongrie ? Durant les années 1980, le débat européen, plutôt anémique, opposait trois « idées » : une intégration plus poussée, celle des fédéralistes, une Europe des nations, gaulliste en ce qui concerne la France, et une Europe des petits pas, fidèle aux débuts de la CEE, celle du charbon, de l’acier, de l’atome ou de l’agriculture. La chute du mur de Berlin et l’unification allemande, les guerres yougoslaves, puis l’élargissement vers l’ex « espace utile » allemand ont crée, via les traités qui accompagnèrent ces changements, une sorte de synthèse technique aussi hétérodoxe que contradictoire des ces trois composantes, qui eut comme conséquence l’accumulation des aspects négatifs du fédéralisme (déplacement du pouvoir national vers une technostructure non élue), de l’Europe des nations (compétitivité entre les Etats et relents revanchards et nationalistes) et celle de tous petits pas - quasiment inexistants -, en ce qui concerne l’emploi, l’impôt, les paradis fiscaux, etc., l’un expliquant l’autre. A signaler que le concept de la concurrence loyale qui accompagnait le cheminement de la vieille Europe s’est transformée en chemin en celui de la dérégulation. Cette dernière ne sous-tend plus une compétition à armes égales mais, au contraire, une compétition féroce des inégalités au sein même de l’Europe. Encore une fois, les moyens ont changé le but, l’euro a tué l’idée européenne, l’élargissement a réintroduit du conflit et ravivé une lutte de classes transfrontalière, une gestion centrale technicienne orthodoxe à cout terme a terrassé l’anticipation, dont l’utopie européenne fut la première victime. Dans la « Fabrique des imposteurs » (Babel 2004) Roland Gori conclut : «… c’est moins l’envolée des inégalités qui affaiblit l’idée de démocratie mais c’est bien plutôt parce que l’idée de démocratie s’est affaiblie que ces inégalités sociales et économiques augmentent ». L’idée fondatrice de l’utopie européenne était d’empêcher les conflits entre les Etats et entre leurs populations. L’Europe d’aujourd’hui fait le contraire. Elle se considérait comme une exception culturelle au sein d’un monde où l’Etat de droit, la démocratie, la liberté de la presse, n’étaient pas des mots vidés de leur sens. La superposition technicienne et bureaucratique des autorités, la monopolisation des médias, les inégalités fiscales, les exceptions financières et juridiques qui permettent un au-delà des règles et des lois de la cité pour les nantis ont déplacé le concept même de l’Europe vers un autre qui se conçoit comme un simple paramètre de la globalisation. Celle-ci n’étant pas autre chose qu’un outil visant à légitimer, à fabriquer et/ou à perpétuer des inégalités structurelles. Matrice du pluralisme l’Europe s’est ainsi transformée en une voie unique stimulée par des moyens/produits techniques et financiers aussi obligatoires que dénudés de toute imagination. Elle impose (et n’offre) à ses propres populations qu’ un conformisme produit de la peur, de le haine de l’autre, du sauve - qui – peut, accompagné d’amusements calibrés et crétinisants et d’une frénésie consommatrice pour produits signifiant l’insignifiance et l’enfermement sur soi. Elle produit des sujets frustrés et vindicatifs, dont le meilleur exemple est ce groupe de touristes français qui refusent de payer leur billet d’entrée dans les musées grecs, affirmant que désormais, tout dans ce pays leur appartient. Le glissement de la notion de touriste à celui d’occupant, aussi anecdotique qu’il soit, n’en est pas moins significatif : l’Europe produit désormais du crétinisme, des hommes libres à tricher, à haïr, à abuser, à imposer par la force, à l’instar des technocrates qui les dirigent.
Billet de blog 28 juillet 2015
Le double cul-de-sac
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