De nombreuses femmes illuminent la galaxie du haïku. En ce moment gravite dans ma tête une de ces étoiles, brillante et cependant modeste. Et de la tête au clavier, le chemin n’est pas long. Qu’importe son nom complet, elle est connue sous le nom de Chiyo-ni, la nonne Chiyo. Elle est née en 1703 (ou 1701, disent certains) c’est à dire la génération qui a suivi celle de Bashô. Sans être son maître, il sera son guide en illumination. Car elle est femme avant tout, le revendique et l’affirme même dans ses désirs
jusqu’à ce qu’il disparaisse
 je regarde marcher un homme 
 dans la plaine nue
Dans d’autres haïkus, l’allusion est plus clairement exprimée.
désir de femme
 profondément enraciné
 les violettes
jamais éteint 
 mon cœur de femme 
 j’aère mes vêtements
Poète précoce, on dit qu’elle composa son premier poème à l’âge de six ans. Ses parents, négociants et artisans dans le domaine de la calligraphie et de la peinture, la placent, à douze ans, au service d’un maître de haïku pour y apprendre les caractères chinois et la composition poétique. Le poème japonais est aussi un art visuel. Elle est assez vite reconnue dans les cercles littéraires pour son talent, et sans doute aussi pour sa grande beauté. Elle fait montre parfois d’une impertinente coquetterie.
même pour admirer 
 le clair de lune, les jeunes filles 
 cherchent de l’ombre
fraîcheur ! 
 le bas de ma robe soulevé par le vent 
 dans le bosquet de bambous
Aux alentours de ses trente ans, elle perd quasiment toute sa famille. Elle reprend seule de commerce de ses parents et se rapproche des milieux bouddhistes.
les shōjis sont froids   
 mon enfant n’est plus là 
 pour les déchirer
 (les shōjis, parois ou portes de papier translucide tendu sur un cadre en bois) 
 
  maintenant 
 jusqu’où est-il allé mon petit
 chasser les libellules
À plus de cinquante ans, elle rejoint une communauté de nonnes. Le jour de son ordination, elle prend le nom bouddhiste de Soen (jardin nu), elle se fait raser la tête, devenant ainsi définitivement Chiyo-ni, et écrit :
je bois à la source
 oubliant que je porte
 du rouge aux lèvres
Elle meurt en 1775, ayant presque traversé le siècle des lumières sans le savoir, le japon était fermé à toute influence étrangère, et sans savoir non plus qu’elle-même était une lumière, resplendissante et pure. Elle a le temps de dicter :
j’aurai vu la lune aussi
 à ce monde 
 adieu
Je n’ai pas choisi les haïkus de ce billet. Ils se sont seulement posés là, comme une illustration de mon propos. Je n’aurais su faire qu’une sélection arbitraire. Tous les haïkus de Chiyo-ni sont étincelants de concision, de pertinence et de précision. L’image qui se forge à la lecture de chacun d’eux est, pour mon regard, colorée et vivante. Alors, autant l’arbitraire de l’illustration.
sur le chemin de la fillette
 devant derrière
 des papillons volent
Une précision néanmoins s’impose : Chiyo-ni composait des haïkus classiques : 5-7-5 mores, un mot de saison (kigo) ainsi qu’un mot de coupure, une exclamation (kireji). Il est évident que le passage au français ne tient pas compte de cela, quoique le kigo soit souvent assez visible. Il s’agit maintenant de citer les sources auxquelles j’ai puisé :
·         Tout d’abord le livre relié ”à la chinoise“ des éditions Moundarren : Chiyo-ni, bonzesse au jardin nu, d’après une traduction de Cheng Wing Fun. 
·         Ensuite, j’ai trouvé quelques uns de ses poèmes dans l’Anthologie du poème court japonais (Poésie / Gallimard) de Corinne Atlan et Zéno Bianu. 
·         Puis, je me suis abreuvé dans l’anthologie du rouge aux lèvres, haïjins japonaises (Poésie / Points) de Dominique Chipot et Makoto Kemmoku. 
·         Quatre haïkus (peut-être plus, mais ce livre est confus malgré la préface d’Yves Bonnefoy) ont été dénichés dans Haïkus, Anthologie, de Roger Munier (Poésie / Points) 
·         J’ai découvert aussi quelques perles sur haikuspirit.org (http://www.haikuspirit.org/chyioFR.html) 
·         Enfin, je dois une reconnaissance insondable au blog de Richard, manteau d’étoiles (http://www.manteaudetoiles.net/article-3610903.html)
En écrivant ce billet, je n’avais pas d’autre intention que de communiquer l’admiration que j’ai pour cette femme, belle et sensible, qui a su rester libre malgré la rigidité des conventions de son époque, de son pays, malgré les épreuves du destin – appelons ça le destin ! Son choix de devenir nonne lui appartient et procède aussi de son aspiration à la liberté : la communauté de religieuses n’était pas hermétique au siècle et Chiyo y avait plus d’espace pour l’envergure de son talent, qu’encombrée, ou esclave, d’un mari. Je souhaitais, de même, afficher mon admiration pour une très grande poète – tant pis, je vais dire comme nos amis suisses – poétesse, qui a sa place à côté des haïjins les plus fameux.
première neige
 ce que j’écris s’efface
 ce que j’écris s’efface
 
                 
             
            