La guerre est une affaire personnelle, une histoire de femmes et d’hommes, tel est le propos d’Eugene Richards dans cet extraordinaire et émouvant reportage, l’exposition incontestablement la plus forte de cette édition de “Visa pour l’image” à Perpignan.
A peine avais-je mis le pied dans le patio de l’hôtel Pams, où s’accréditent les 1500 festivaliers, que Jean-François Leroy, directeur du Festival, me dit : «Vas voir l’exposition d’Eugene Richards au couvent des Minimes. C’est mon coup de cœur de l’année! Chaque fois que j’y vais, j’ai les poils des bras qui se hérissent.»
Je fais généralement confiance au directeur de Visa pour l’image. Il est l’une des personnes qui, dans le monde, visionne le plus de reportages photographiques dans l’année.
Le lendemain matin, j’étais sur place, et je visionnais longuement War is personal, le reportage le plus accablant que l’on puisse imaginer sur la politique guerrière de l’ex-Président des Etats-Unis. Un réquisitoire sans concession, ni parti pris. Un réquisitoire d’autant plus implacable qu’il se concentre sur les faits, sur la réalité.
«Rappelez-moi vite ! Je suis sa mère, pour l’amour de Dieu!»
La photographie ci-dessus a été prise à Dedham, dans le Massachusetts, le 23 mars 2008. Elle représente Elizabeth Bagley et son frère, Jose Pequeno (34 ans) dans un motel, où José a été amené pour voir sa famille à l’occasion des fêtes de Pâques. Le reste du temps, José est hospitalisé au centre médical pour anciens combattants de West Roxbury depuis 2006.
A son propos, Eugene Richards écrit, car il ne se contente pas de photographier, il écrit aussi: «José était le plus jeune chef de police de tout l’État du New Hampshire. Puis il est passé dans la Garde nationale et ils ont lancé cet appel aux volontaires. Ils surveillaient une station de police irakienne quand a eu lieu l’attentat à la voiture piégée. Lorsqu’ils ont retrouvé José, la partie inférieure de son corps était encore dans le Humvee, mais la déflagration l’avait atteint sous son casque et le côté gauche de son cerveau avait été projeté dans le sable.»
«Kells, sur tes pieds, merde! Reprends ton poste!»
Clinton Kells, lui est de Laurens en Caroline du sud, il raconte au photographe: «Premier engin explosif artisanal… J’étais dans le second véhicule en position de tireur sur le toit. Par chance, l’engin explosa entre les deux véhicules…/…Plus tard, le 18 mars, un de mes amis fut tué par un sniper. D’une balle dans le cou. C’est pas une mort. Mais ici, ce genre de merde, on l’oublie assez vite.»
«Aujourd’hui, à cause de mes blessures, je ne suis plus obligé de me lever le matin. Rien ne m’oblige à sortir de chez moi, à aller travailler tous les jours. Pour moi maintenant, c’est un grand bienfait. Combien d’entre nous peuvent rester toute la journée à la maison jouer avec leur fille de cinq ans?» s’interroge Dusty Hill, un gars de l’Illinois.
«Pulvérisez tout. Qu’il n’en reste rien.»
Et puis il y a Gail qui dit: «Aujourd’hui, lorsque je pense à cette guerre, je ne peux m’empêcher de me demander: «Qu’a-t-on gagné dans tout ça? Qu’est-ce que ça nous a apporté? À quelles fins?» etKimberly Rivera qui, comme à l’époque du Vietnam a «jeté mes plaques d’identité de l’armée. C’était comme un poids que l’on m’enlevait du cœur. » Et puis, il y a Clarissa qui parle de Kaley qui«avait attaché la corde électrique à une poutre, puis l’avait nouée autour de son cou…/... Tout autour de lui, les photos de ses amis, de ceux qui étaient morts à la guerre.»
«Si tu m’aimes vraiment, tu ne partiras pas.»
undefinedMona Parsons et son fils Jeremy Hagy. Après une courte permission aux États-Unis, il repart en Irak où il occupe un poste administratif. Depuis le premier déploiement de Jeremy en Irak, Mona accueille chez elle sa femme et ses deux enfants. «L’heure était venue pour Mona de conduire son fils à l’aéroport. Après avoir déposé son sac dans l’entrée, Jeremy se précipita dans la chambre de ses enfants. Il se pencha pour embrasser Al, son fils de deux ans endormi dans son berceau. Puis, il serra Pearl dans ses bras. Maricar, sa femme, l’attendait sur le canapé. Il prit son visage entre ses mains et tenta de la consoler.»
Janice Morgain de Butler en Pennsylvania, confie: «Aujourd’hui encore, je refuse d’aller accueillir les militaires à leur retour. Je ne supportais pas de les voir sortir du car pour embrasser leurs femmes.» EtPaula Zwillinger de New York qui dit à Eugene Richards: «Après l’enterrement de mon fils, j’avais pris l’habitude de compter les stèles funéraires dans sa rangée. Puis, je me suis mis à compter les stèles d’une autre rangée, puis d’une autre, et d’une autre encore. Maintenant, lorsque je vais au cimetière, je ne compte plus les tombes dans sa rangée, mais plutôt celles qui ont été ajoutées en face de la sienne.»
«La guerre était commencée depuis longtemps…»
Il est là, Eugene Richards, assis avec sa femme et des amis dans la cour du couvent des Minimes. Un homme discret, jeans et tee-shirt, petites lunettes et crâne rasé, il s’excuse de nous avoir fait attendre, mais il débarque tout juste de New York. En plus, il n’aime pas parler aux journalistes. Il ne sait pas quoi dire, dit-il.
«Vous savez au Vietnam, on nous disait que nous avions été attaqués, mais cette fois pour l’Irak le Président nous a carrément menti.Je ne suis pas un photographe de guerre…», ajoute-il après avoir laissé un silence entre le mensonge de Bush et l’évocation de son métier.
«Pour le Vietnam j’étais jeune et concerné, mais là, avecla réélectionde Bush junior, j’étais devenu un peu désabusé, cynique… »Il a, comme moi, soixante ans passés, et dans nos regards qui se croisent, passent tous les fantômes des utopies des années 60, quand quelques photos et beaucoup de manifestations stoppèrent la guerre.
«Et puis je suis allé à une manifestation contre la guerre accompagné de mon fils alors âgé de 17 ans…» reprend-il. «Il me posait plein de questions sur ce que cela veut dire d’être militaire? Qu’est-ce que c’est la guerre?»
«Alors, j’ai commencé à réfléchir et le projet a débuté, c’était il y a trois ans environ, mais aucun magazine n’en voulait! J’ai donc démarré avec mon argent personnel, et mis à part deux«assignements»… (Sourire) «Les morts, les blessés dans l’Amérique de Bush, ça n’intéressait pas.»
«Il voulut crier, implorer qu’on l’achève»
«J’ai appelé la première famille, celle de Tomas Young Ils ne m’ont pas demandé si j’étais pour ou contre la guerre, ils m’ont juste dit de venir et de dire la vérité.»
Son histoire est simple: «Le 4 avril 2004, quatre jours après son arrivée en Irak, Tomas tomba dans une embuscade à Sadr City, bastion de l’insurrection. Il se trouvait alors avec son unité militaire dans un camion non blindé. Ils étaient 25 dans un espace conçu pour 18, entassés comme des sardines, sans même pouvoir relever leurs armes en position de tir. ../… Subitement, Tomas fut frappé de paralysie. Son corps ne répondait plus. Son M16 tomba au sol sans qu’il puisse le ramasser. Aucune trace de sang sur son uniforme, alors que d’autres en vomissaient. Aucune douleur… Pourtant il lui suffit de quelques secondes pour comprendre que ce qui venait de lui arriver aurait des conséquences indélébiles pour le reste de sa vie.»
«Tomas est très important pour moi», précise Eugene Richards. «Nous sommes devenus très proches. La première fois que je l’ai appelé au téléphone, il avait déjà vu des quantités de médecins, il était sous forte dose de morphine… Je lui ai expliqué que je ne voulais pas faire de photos sensationnalistes, mais lui, il m’a dit: «Venez, vous verrez la réalité»;
«Selon le communiqué de presse du département de la défense, Sergent Princess C. Samuels de l’armée de terre était morte à Taji en Irak, victime de «tirs indirects». J’avais lu également l’avis de décès dans la rubrique nécrologique. Mais on n’est jamais prêt pour ce genre de choses. Elle était là, allongée, la tête sur un coussin», a écrit Eugene Richards dans les longues et précises légendes de l’exposition.
« Pour Princess… » Eugene Richards me précise devant les photographies: «Au cimetière d’Arlington, vous savez, là-bas, les photographes travaillent au téléobjectif… Mais pour Princess, je suis allé très tôt le matin aux obsèques dans une banlieue du Maryland. Il n’y avait personne. J’avais une accréditation. Normalement je ne pouvais pas entrer dans l’église… D’ailleurs il y avait longtemps que je n’étais pas entré dans une église. Mais là, un type m’a laissé passer, et puis à l’intérieur il y avait sa mère. Elle m’a autorisé à faire les photographies, mais ensuite la sécurité militaire est arrivée très en colère et j’ai dû battre en retraite.»
«Il a repris ses études et ambitionne de faire de la politique»
«En théorie, les médecins militaires en Irak ne portent pas d’armes: j’avais un M16 9mm. De nos jours, les conventions de Genève ne valent plus grand-chose sur le terrain», explique Mike Harmonde Brooklyn (New York) à Eugene Richards. «Je soignais en priorité les femmes et les enfants mais, malgré mes efforts, la moitié d’entre eux ne survivaient pas. Je revenais au véhicule pour y trouver un homme décapité, un flot de sang jaillissant de son cou. Certains en riaient. Enfin… c’étaient de bons gars mais ils voyaient ce genre de choses beaucoup trop souvent.»
Devant les photos, Eugene Richards secoue la tête, me prend le bras et dit: «Mike, je suis très proche de lui… On se téléphone toute les semaines. Il s’est engagé dans l’armée à cause d’un problème de drogue. Il est allé dans le service de santé mais il est revenu très, très dépressif. Ça a duré longtemps, mais maintenant il a repris des études et ambitionne de faire de la politique.»
Eugene Richards sourit. «Ils lisent aussi les légendes», me dit-il avec satisfaction en montrant les visiteurs de l’exposition. Comme dans une nécropole, il règne dans la salle d’exposition un grand silence et l’émotion est perceptible. J’entraîne le photographe dans la cour et je lui demande qui a publié son reportage. «Une petite histoire dans The Nation, mais ce sont les seuls aux USA… Avec National Geographic qui me donne un «assignement» pour le livre. A Londres, le Sunday Times l’a publié et cette semaine, il parait que Paris-Match fait huit pages. On verra ça sort jeudi, je crois.» Et le livre? Rien n’est bouclé définitivement, mais j’espère que ce sera en librairie au printemps prochain».
Espérons que les éditeurs du monde entier vont se précipiter pour appeler Eugène Richards, car ce livre sera, à l’évidence, LE livre de la guerre en Irak, et l’éternel boulet au pied de l’ex-Président G.W. Bush.
Comme je l’ai confié à ce vétéran du photojournalisme, je ne me souviens pas d’être sorti un jour d’une exposition les larmes aux yeux et la gorge nouée par l’émotion. Merci Monsieur Richards!
Perpignan le 2 septembre 2009
Tous droits réservés pour le texte et les photographies. La reproduction intégrale sur tous supports est formellement interditeA ne pas manquer :Le site personnel d’Eugène Richards
Diffusion du reportage Getty Images
E. Richards signera ses livres le vendredi 4 septembre à 17h au couvent des Minimes - Perpignan
Pour aller plus loin :The Nation, une des rares publications aux USA
http://www.thenation.com/doc/20060710/richards
Paris-Match de la semaine du 4 sept. 2009
http://www.parismatch.com
Dans le Club Mediapart, le billet
La couleur des ruines, The Blue Room d'Eugene Richards
Lire tous les billets sur le festival "Visa pour l'image"
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s'intéresse essentiellement au photojournalisme, à la photographie comme au journalisme, et a la presse en générale. Il est tenu bénévolement par Michel Puech, journaliste honoraire (carte de presse n°29349) avec la collaboration de Geneviève Delalot, et celle de nombreux photographes et journalistes. Qu'ils soient ici tous remerciés.Tous les textes et toutes les photographies ou illustrations de ce blog sont soumis à des droits d'auteurs. Aucune reproduction même partielle n'est autorisée hormis le droit de citation conformément à la loi française. Pour d'éventuelles reproductions veuillez prendre contact. Vous pouvez retrouver A l'oeil sur Facebook, et sur le site de Michel Puech.
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