Sous le titre «Nous ne sommes pas d’ici», le fondateur du Festival des Etonnants Voyageurs a publié, en juin, une autobiographie qui tient plus du manifeste que du voyage autour de son nombril. Un livre qui – entre autres – fait la peau aux lieux communs sur le mouvement de Mai 68. Enfin!
Michel Le Bris, Michel Le Bris… son nom sonne comme le flux et le reflux de l’océan sur la grève de son royaume de Tréourhen. Michel Le Bris est un roc dressé où finit la terre : là où, lande et liquide s’embrassent dans l’haleine d’Eole. Le Bris est ce roc où se brisent les vagues, et le jaillissement d’écume qui en résulte. Il est aussi un océan qui inlassablement broie les cailloux pour en faire ce sable d’idée qui coule sous sa plume.
De « L’homme aux semelles de vent » (Grasset 1977) à son titanesque travail sur l’œuvre de Robert Louis Stevenson, en passant par « La porte d’Or » (1986) ou « La fièvre de l’or » (Gallimard 1988), on a peine à compter les livres, catalogues, brochures dont il est l’auteur. Travailleur aussi acharné que passionné, forçat de la littérature, seul son cœur le fait apponter.
Ce spécialiste de la flibuste, des pirates et aventuriers de tout poil fut aussi rédacteur en chef de « Jazz hot » tout en étant directeur de « La cause du peuple » et pigiste au « Magazine littéraire !Pour compléter cette esquisse de portrait, ajoutons qu’il naquit dans une masure de la baie de Morlaix, empocha le diplôme d’HEC pour faire plaisir à sa maman avant de passer huit mois en prison, à la Santé, où il la perdit un peu dans une grève de la faim en compagnie deJean-Pierre Le Dantec, autre directeur du journal de la Gauche Prolétarienne… Le troisième directeur de ce brûlot « maoïste », échappa aux geôles de Pompidou, il s’appelait Jean-Paul Sartre.
Un étonnant usager du monde
Le Bris n’a pas froid aux yeux et, sous un aspect massif, cache une générosité de cœur et de pensée que seule une voix douce révèle quandla colère contenue ne la fait pas trembler, car l’homme n’a pas sa langue, ni son drapeau dans sa poche !
Impossible pour moi de rendre compte dans ces 420 pages de celles consacrées aux réflexions philosophiques qui ont fait de lui, successivement au gré des flots médiatiques, un « nouveau romantique » puis un « nouveau philosophe ». Il crie « Hérétiques de tous les pays unissez vous ! » et s’interroge sur « Comment sauver la Raison de ses tourments »… Les familiers de philosophie y trouveront leur grain à moudre.
Impossible également – car je n’ai pas assez lu – de commenter sa quête de l’Ouest américain, ses courses en compagnie des flibustiers des Caraïbes, sa chasse aux manuscrits de Stevenson, son travail d’éditeur pour plus de 350 ouvrages… Sans parler du « Festival des Etonnants-Voyageurs », où – honte à moi -, je n’ai pas encore mis les pieds !
Mais, grâce à lui, dans des circonstances pour le moins curieuses que je vais brièvement vous narrer, j’ai lu :« Si à tous ceux qui vieillissent on interdisait cette petite phrase : « Vous souvenez-vous ? », il n’y aurait plus de conversation du tout : nous pourrions tous, et tout de suite, nous trancher paisiblement la gorge. »
L’hiver 1997, en décembre, je venais d’assister à l’enterrement de « mon pote de 68 » lui qui ne louchait ni comme Sartre, ni comme Nizan et qui était mon compagnon de jeunesse et de luttes.Avec lui j’ai déclenché l’occupation de notre « bahut », le Lycée Beaussier de La Seyne-sur-mer, avec lui – qui était membre des Jeunesses Communistes -j’ai refusé l’entrée du lycée aux militants PCF-CGT des chantiers navals pour leur rendre la monnaie de leur pièce. Pas de lycéens à l’usine, pas d’ouvriers au lycée, non mais ! Et pour marquer notre hostilité à ce PCF qui nous semblait aussi vieux que le Général, nous défilions avec des brassards blancs pour se distinguer des rouges officiels. Mon pote de 68, je l’avais perdu de vue pendant trente ans…. Finalement il me retrouve: une lettre, un coup de fil, on prend rendez-vous pour Noël…Mais début décembre son cœur malade explose !Dans le train de nuit qui me ramène à Paris, je m’engueule d’avoir perdu le contact avec quelques personnes qui ont éclairé ma jeunesse. La fin du mouvement de Mai a été si dure à vivre... Dans une librairie du boulevard St-Germain, j’achète « L’homme aux semelles de vent » et « Fragments du royaume » de Michel Le Bris, et, en février 1998, je me décide à téléphoner à Eliane et Michel, connus et appréciés au début des années 70 à « J’accuse » un journal dont je reparlerai ici.
Une voix me répond : « Ils ne sont pas là, ils sont en Suisse à l’enterrement de Nicolas Bouvier » Le téléphone me tombe des mains. La mort semble s’amuser àme faire retrouver l’amitié de librairie en librairie. Je découvre dans un enthousiasme attristé « L’usage du monde » et « Poisson-Scorpion » d’où est extrait cette citation sur la mémoire qui pourrait figurer en exergue de ce blog.
« Aucun homme n’est né avec une selle sur le dos. »
Entre mille autres, deux hommes hantent les chapitres de « Nous ne sommes pas d’ici » : Nicolas Bouvier et Maurice Clavel.
Grace à Michel Le Bris, Nicolas Bouvier n’est plus un inconnu, il fut son « attaché de presse », son éditeur, son ami. Maurice Clavel, lui, semble avoir disparu des rayons des librairies, et de trop nombreuses mémoires exception faite de celle de Le Bris et de mes amis de « Fini de rire ». On ne cite Maurice Clavel qu’à propos d’un « Messieurs les censeurs bonsoir !»,une répartie lancée le 13 décembre 1971 en direct lors de l’émission « A armes égales » de la télévision pompidolienne.
Mais on oublie que ce résistant gaulliste de la première heure, chroniqua la société à travers les programmes télé au « Nouvel Obs » et polémiqua dans des fameuses tribunes en « rez-de-chaussée » de « Une » de feu « Combat » un quotidien dont le sous-titre « De la Résistance à la Révolution » suffit à expliquer la disparition.
Maurice Clavel, « le grand Maurice », était physiquement l’inverse de Michel Le Bris : un immense bonhomme volubile aux membres semblant démesurés, toujours en perpétuel mouvement. Jeune journaliste stagiaire, coupeur de dépêches AFP à« Combat », je le voyais gravir quatre à quatre les marches de planches de chantier qui servaient d’escalier pour atteindre la rédaction. Sous un bras, il semblait avoir ramassé en hâte, avant de partir de chez lui, tout ce qui trainait de livres, de dossiers et de papiers sur son bureau, de l’autre, il saluait tout le monde, balayeur, stagiaire ou directeur avec le même grand sourire lumineux. Ah… Maurice Clavel, comme Michel Le Bris, j’ai du mal à en parler tant cet homme, à travers ses articles, a donné de l’espoir au petit lycéen provincial mal dans sa peau de malvoyant que je fus. Maurice et ses lunettes de « bigleux »…
Myope il était, mais clairvoyant quand dans le « Nouvel Obs » du 4 mai 1968 il écrit sous le titre « Enfin ! » :
« A l’heure, où commencent les convulsions que j’annonce avec une sorte d’espoir depuis des années, il serait beau de faire devant ce début de déchainement la bouche en cul de poule du moraliste ! Croyait-on que la mort de l’homme se passerait entre Le Seuil et Minuit, je parle des éditions, en discours et métadiscours néo-platoniques ?.../… Enfin !... Oui, enfin. Depuis des années, j’avais peur, non pas de cela, mais du contraire : que tous ces jeunes gens se laissent digérer par le boa que vous êtes. J’avais peur qu’ils ne restent ces veauxque vous paissiez. J’avais peur lorsque tel ou tel me confiait : je vais faire ceci, cela, me marier, gagner tant… Foutu ! me disais-je, à moins d’Absolu intime… » in « Combat de Franc-Tireur pour une Libération » (Ed JJ Pauvert – oct. 1968)
L’Absolu, l’Esprit, l’éclair d’amour… Quarante ans plus tard, Michel Le Bris écrit en écho :
« Pendant quelques semaines de ce printemps il y eut une sorte de transparence des âmes, dans le bonheur simple de se toucher, de se regarder, de se parler, de se découvrir. Une faille, tout à coup, dans le béton froid des solitudes puis une lame de fond, qui nous a emportés.C’est cela, bien sûr,qui rend « incompréhensible » ces journées folles, quinous a émus jusqu’au tréfonds, et qui résiste, depuis à toutes les « analyses ». Un éclair d’éternité, et puis le reste – la lente retombée, douloureuse, dans l’histoire, la politique, le cours banal des choses : l’autre 68, qui peu à peu réussit à étouffer le premier. » p 86
Oui Michel, avec toi nous sommes sûrement nombreux à avoir pesté l’an passé, quand le quarantième anniversaire de ce si joli printemps s’est à nouveau transformé en une ode à une poignée de stars d’un militantisme déjà sclérosé et qui n’en finit pas de se nécroser. En Mai 68, 99% des participants du mouvement n’étaient ni maoïste, ni trotskyste, ni anarchiste, et encore moins socialiste ou communiste, c’était des femmes et des hommes soudain touchés par la grâce d’une fraternité dont ils ignoraient tout la veille. Un éclair d’amour et de liberté, qui a laissé chez chacun de nous comme un manque, un vide dont nous ne nous remettrons jamais complètement. Heureusement.
« Nous ne sommes pas d’ici »…Peut-être. Nous ne sommes pas de ce temps, sûrement et c’est pourquoi le récit de la vie de Michel Le Bris, loin d’être un exercice narcissique est comme un « devoir de mémoire », un guide, un manifeste pour éclairer les enfants et les petits-enfants des soixante-huitards. Un livre salutaire pour que cet esprit ne soit pas confondu avec celui – mercantile et nihiliste – que l’on essaye sans cesse de nous vendre avec le label Mai 68.
Contrairement à ce qu’a déclaré espérer l’ex-candidat devenu Président dans cet odieux meeting de Bercy auquel assistait quelques ex-camarades – honte à eux - : personne ne liquidera Mai 68 pour la bonne raison que l’événement est derrière nous, et que l’avenir y est enraciné.
« Encore aujourd’hui » écrit Michel Le Bris « cela m’étonne, m’intrigue, me choque : que pratiquement aucun analyste ne veuille interpréter Mai 68 comme ce qu’il fut pourtant, massivement : le premier mouvement anti-communiste de masse. De ne pas le comprendre interdit, selon moi, de comprendre quoi que ce soit, non seulement à Mai 1968, mais à la suite des événements, jusqu'à aujourd’hui…/… Nous eûmes, dans l’affaire toute la gauche officielle, institutionnelle, parlementaire, syndicale, contre nous ou peu s’en faut. Elle en est morte d’ailleurs, et elle le sait bien, même si elle feint de l’ignorer. » p. 91
Il nous reste : « Le souffle. Le rythme. La difficulté, le paradoxe, la grandeur de l’aventure, c’est qu’ils ne se manifestent qu’à travers ce qui leur résiste. Comme le vent dans la voile d’un bateau. ».
Et vogue nos galères !
15 août 2009
Tous droits réservés pour le texte et les photographies. La reproduction intégrale sur tous supports est formellement interdite Remerciements à Gérard-Aimé, Ronan Le Flécher Blog Breizh, Editions Zoe, INAEAN13 : 9782246756811
Nombre de page : 421 - Prix: 20, 50 Euros
Dimensions : 230 x 140 mm - Poids : 414 g