Nous étions dans notre maison en plein cœur de l'Ecusson à Montpellier. Nous nous apprêtions à aller à Collonges, notre maison de famille et de campagne en Corrèze. Je venais de finir la rédaction d'un chapitre d'un livre de recherche en sciences sociales avec François-Bernard, professeur à l'Université de Laval à Québec, que j'avais connu en doctorat à l'Université de Toulouse.
Ce jour-là, 12 septembre 2019, mon compagnon Michel m'a vu couchée, tremblante et affaissée dans les toilettes du deuxième étage, aphasique. Il est médecin généraliste et il s'est dit que mes vomissements de la nuit précédente et les maux de tête du matin étaient probablement les signes d'un problème cérébral.
Une fois aux urgences de l'hôpital Gui de Chauliac à Montpellier, le scanner cérébral a révélé une rupture d'anévrisme avec une hémorragie méningée. Une fois l'intervention réalisée en urgence, je suis restée 5 semaines en réanimation. C'est au début de ces semaines que se sont produits les vaso-spasmes de certaines artères cérébrales, complications neurologiques fréquentes d'une hémorragie méningée. Ces vaso-spasmes conduisent aux mêmes détériorations cérébrales que les AVC ischémiques.
A l'époque, j'avais 52 ans, j'étais en pleine forme physique, sans aucune pathologie chronique, et rien ne présageait ce qui m'est arrivé ce jour-là. J'ignorais l'existence de mon anévrisme.
Presque deux mois après mon accident, Jean-Bernard, qui est journaliste à France 3 Côte d'Azur et « ami de berceau » de Michel, lui a dit qu'il faudrait peut-être que j'essaie d'écrire. Michel lui a répondu que dans l'état où j'étais, cela semblait impossible. Cet idée a fait son chemin dans sa tête, et quand il est rentré dans ma chambre d'hôpital le soir-même, Michel m'a présenté une feuille avec écrit mon surnom « MANO », et il m'a tendu un stylo. Je suis gauchère et j'ai pris le stylo de ma main gauche et j'ai pu recopier mon surnom sur la feuille.
La veille, j'avais regardé et souris à Michel à l'ouverture de la chambre d'hôpital, alors que jusqu'alors, je ne présentais aucune réponse volontaire ou signe quelconque aux différentes stimulations. Les médecins de l'hôpital étaient très pessimistes quant à mes chances de récupération. La combinaison de ces deux faits ont fait dire à ces mêmes médecins qu'il fallait me stimuler « à fond », notamment et surtout sur le plan affectif.
Tout cela, c'est ce que l'on m'a rapporté, car je n'imprimais plus rien. Je n'ai aucun souvenir de ce qui s'est passé pendant les 14 mois qui ont suivi mon accident. Amnésie totale. Les séquelles étaient très importantes : hémiplégie droite complète, aphasie, troubles de la déglutition ayant nécessité la pose d'une sonde pour nutrition entérale, notamment.
Stimulation affective, le « maître-mot ».
Michel a annulé les quelques jours à Paris qu'il devait passer. J'ai appris plus tard qu'il m'avait lu pendant mon séjour en réanimation, le livre que j'avais acheté la veille de mon accident. Toujours en réanimation, mon père me lisait le journal. Mon frère était trop choqué de me voir avec tous ces tuyaux, et est reparti dans le couloir du service de réanimation. Ma sœur, en dépression depuis la mort de son conjoint, victime, lui aussi, d'une rupture d'anévrisme quatre années plus tôt, ne pouvait pas venir me voir, trop choquée. Ses enfants, mes neveux, sont venus d'Ariège avec leur tatie paternelle. Ma mère et mon beau-père, eux aussi, sont venus de Toulouse. Et les amis aussi.
Puis est venu le temps du centre de rééducation neurologique. C'est ma mère qui était dans l'ambulance avec moi pour le transfert de l'hôpital au centre. Je suis restée dans ce centre une année, et je ne me souviens de rien, juste quelques flashs : la coiffeuse, ce qui devait être la salle de kiné, des personnes en blouse blanche qui jouaient aux boules.
J'ai dévissé pendant la période du premier confinement lié au Covid au printemps 2020. C'est ce que l'on m'a dit. Michel m'avait donné un ordinateur pour faire des Skype. Tous les jours, j'étais stimulée, soit par ma sœur, mes neveux, soit par ma mère, mes amis Rémy et Serge, qui se relayaient avec Michel. Il m'a raconté que le week-end du 1er mai, je devenais absente devant l'écran. J'avais beaucoup maigri. Michel a remué ciel et terre, a pu faire faire un reportage télévisé grâce à Jean-Bernard, pour qu'enfin des visites puissent être autorisées, à travers la vitre de la porte d'entrée du centre. Il y a cette photo que Michel a prise ce jour-là où je regarde dans le vide, le bouquet de fleurs qu'il m'avait fait et qu'il portait devant cette vitre.
Durant cette année au centre de rééducation neurologique, la médecin, plus encore que le reste de l'équipe soignante (kinésithérapeute, orthophoniste, infirmiers et aide-soignants), est resté figée sur mon état clinique et les éléments pronostiques évidemment très défavorables. Elle était persuadée que mes progrès resteraient « à la marge ». La prise en charge est devenue presque routinière, plus généraliste que personnalisée.
Avant ma sortie de ce centre, début octobre 2020, lors de la rédaction du certificat médical de demande de reconnaissance de personne handicapée rédigée par la médecin, à la case «perspective d'évolution probable », il est coché : « stabilité ». Cela illustre que le corps médical, à ce stade, n'envisageait pas des progrès significatifs.
Quand je suis revenue chez nous, une photo me voit très souriante. Et ce n'est que lorsque nous sommes allés en Ariège pour les 18 ans de ma nièce aînée, un mois plus tard, que j'ai demandé à Michel : « qu'est-ce qu'y m'arrive ? », du moins c'était le sens des quelques mots balbutiés que je pouvais alors prononcer. Michel était surpris car il m'avait expliqué plusieurs fois ce qui m'était arrivé et que j'étais handicapée, mais je n'avais pas réalisé, jusqu'à ce jour-là, je n'avais pas imprimé. A partir de ce jour, je suis tombée dans une profonde dépression, je voulais « aller au ciel ».
Pendant presque une année, toute l'équipe, les infirmières, mon « aide de vie », mon orthophoniste, mon ergothérapeute et mon kinésithérapeute, m'ont soutenue, entourée et stimulée. Grâce au soutien de nos familles et de nos amis proches, j'ai fait une période de transition. De la dépression, je suis passée à une phase d'acceptation qui a duré quelques mois.
Depuis l'automne 2021, soit deux ans après mon accident, j'ai décidé d'entrer dans une phase de « courage et détermination ».
Presque un an et demi plus tard, en février 2023, Françoise mon « aide de vie », me filme en train de marcher toute seule avec ma canne tripode et elle dit à Dénis, mon kiné, que c'est lui qui m'a redonné espoir. Dénis lui répond que sans ma détermination et la volonté du patient de s'en sortir, rien de serait possible.
Marie Léa, l'ergothérapeute, a mis un terme à sa mission. Les infirmières n'interviennent plus. Françoise a organisé ma douche pour que je sois la plus autonome possible. Jacques, mon père, nous a offert un scrabble pivotant et nous y jouons souvent. Je suis stimulée par tout un tas d'activités, la lecture, les mots fléchés. Je descends et remonte les marches des escaliers toute seule, nous n'avons plus besoin du « scalamobile », l'appareil électrique qui permettait d'utiliser les escaliers, assise dans mon fauteuil roulant. Cet été, aux bras de Michel, j'ai plusieurs fois traversé la plage en marchant pour aller me baigner dans la mer.
Un jour, alors que nous étions à Grenoble en voiture en revenant de la montagne, j'écoutais une émission de radio sur les personnes PMR qui, dans les administrations, n'avaient pas de possibilité d'accéder aux ordinateurs, administrations qui ont été condamnées. Cela a été un déclic et je me suis souvenue du conseil de Jean-Bernard, qui me disait depuis longtemps de rédiger un ouvrage de témoignage. Depuis, j'ai réalisé plusieurs entretiens, dont la charge émotive est forte. Cela me fait pleurer, mais ça me libère.
La question de l'humour, aussi, est nécessaire et capitale pour donner de l'élan et de la dynamique quand on a un coup de « moins bien ». La multiplication des activités, également, spectacles culturels de danse, théâtre, cinéma. Les jeux de cartes, les revues auxquelles je suis abonnée, comme le Courrier International, Connaissance des Arts.
Aujourd'hui, nous sommes en octobre 2024, cinq ans après mon accident. Ce matin, Michel a croisé Claudette l'infirmière, qui me donnait les premiers soins à la maison quand je suis sortie du centre de rééducation neurologique. Elle a visionné la vidéo où nous dansons tous les deux, Michel et moi, il y a deux semaines. Claudette a dit : « qui aurait cru !? ». J'étais, alors, incontinente, j'avais besoin d'un treuil pour effectuer les transferts du lit au fauteuil, je ne parlais presque pas.
Que diraient les soignants, et notamment les médecins, qui se sont relayés autour de moi en réanimation, à l'hôpital puis au centre de rééducation, s'ils voyaient cette vidéo ? Je danse, je rie et je suis heureuse, même radieuse. Les pronostics médicaux ne sont pas gravés dans le marbre. Il y a la théorie face à de tels accidents neurologiques et leurs conséquences, mais à force de répétitions journalières et sans relâche pendant des années, chaque personne atteinte d'un AVC écrit sa partition.
Je voudrais témoigner à tous ceux, qui comme moi, ont eu un AVC, qu'il ne faut pas perdre l'espoir. Il faut de la patience, de l'assiduité, que lorsqu'on est très bien accompagné, il faut garder espoir.
Donc je vous le dis, prenez la barre, matelot. Même s'il y a des tempêtes et des zones très orageuses, il faut garder le cap. Cela vaut le coup car l'horizon est ensoleillé.
Bon vent !
Marie-Noëlle BERTHON