“Il y a un certain nombre de responsabilités qu’il faut admettre, en particulier celle de la société par rapport à sa culture. C’est fondamental !“ Entretien avec Charles Berling qui dirige le Théâtre Liberté à Toulon.
Charles Berling découvre le théâtre à 15 ans en jouant au sein de l’atelier théâtre créé par son frère Philippe, au lycée Dumont-d’Urville de Toulon. Il suit, par la suite, une formation de comédien à l’INSAS à Bruxelles. Il est aussi le père de l’acteur Émile Berling. Le Théâtre est donc une affaire de famille chez les Berling. Aussi, pas étonnant que Charles et Philippe dirigent le Théâtre Liberté ensemble. Le Liberté est un espace de création, de plaisir, de pensée et de représentation du monde. Tourné particulièrement vers la Méditerranée, il est cette agora dont Toulon avait besoin, célébrant ainsi la diversité, la parole et la rencontre, et ce pour l’ensemble de la société toulonnaise. Cette volonté de métissage préfigure ainsi le nouveau Toulon, dont un autre personnage a participé au changement d’image de ce port militaire : Mourad Boudjellal, éditeur à succès de BD mais aussi Président de ce RCT qui a fait briller Toulon, par le Rugby, dans toute l’Europe et dans les médias par sa parole libre… Aussi, en cette période où le populisme mine le Var, était-il bon de rencontrer Charles Berling, qui trace un état des lieux de la Culture, donne espoir en cette dernière, et nous questionne quant à sa place dans une société française qui se raidit et se laisse tenter par des extrêmes, dont l’idéologie est justement le stigmate d’une acculturation inquiétante.
La Strada : Charles, on vous reproche parfois vos relations et vos prises de positions politiques trop « progressistes »…
Charles Berling : Peu importe la couleur politique. D’ailleurs l’initiative de créer le Théâtre Liberté vient du Sénateur-maire de Toulon (Hubert Falco), qui n’est pas de la même couleur politique que moi. Sur le terrain, il y a des gens qui essaient de faire des choses et qui ne sont absolument pas soutenus. Dans un contexte comme celui que connaît le Var, on essaie de défendre une vraie diversité par le travail effectué au niveau des quartiers, mais également d’un point de vue culturel et artistique. Ce matin encore, on recevait de charmantes femmes qui défendaient les animaux, par rapport au spectacle de Rodrigo Garcia que nous accueillons. On essaie de défendre l’idée que l’art est avant tout une manière de considérer le spectateur comme un être intelligent, libre de sa pensée. On n’est pas là pour formater des messages, mais plutôt pour montrer le monde tel qu’il est. On ne va pas s’étendre sur Rodrigo Garcia, mais juste dire qu’on a vu sortir des trucs sur internet comme quoi on martyrisait et torturait les animaux, ce qui est totalement faux. Nous sommes un exemple parmi tant d’autres…Il y a beaucoup de gens de bonne volonté. On l’a vu suite aux événements du 11 janvier : des personnes, qui n’avaient jamais lu Charlie Hebdo, sont descendus dans la Rue, des jeunes, des vieux etc. Et puis tout est retombé. On a parfois l’impression que tout ce qu’on fait pour rapprocher les populations ne compte pas. Prenons l’exemple de notre travail sur la Méditerranée. C’est un travail pour le Pays, la France, qui est, ou plus précisément était, un pays colonial. Et là, on est dans un période postcoloniale. Tout ce qu’on a fait, c’était d’essayer de raconter ce qui se passe dans le Pays, dans les banlieues, avec les populations arabes, immigrées etc. Parce que l’histoire coloniale de notre pays est trop souvent occultée. Ça semble très compliqué... Mais nous avons fait ce travail là en 2012 notamment lorsqu’on a parlé de l’Algérie. Tout cela est passé par des séances absolument bouleversantes. Ce qui démontre bien que les gens ont besoin de s’exprimer là-dessus.
C’est d’ailleurs du Théâtre Liberté qu’est partie la manifestation pour Charlie Hebdo à Toulon...
Effectivement. Petit à petit, on construit quelque chose, un lieu de pensée, de parole, d’émotion, à même de montrer que la République, que la démocratie acceptent toutes sortes de discussions. Après cette manifestation nous avons diffusé le film sur les caricaturistes : « Caricaturistes - Fantassins de la démocratie » (1) produit par Radu Mihaileanu qui était passé à Cannes. Toute la salle Albert Camus était pleine pour que les gens s’y expriment. Il y avait toute sortes de gens dans la salle. Des gens aux avis différents, et tant mieux d’ailleurs. Le Théâtre Liberté et les lieux de ce type essaient d’œuvrer pour cette diversité, pour que les choses se disent. La parole est quelque chose de fondamental pour l’être humain, c’est ce qui construit nos civilisations. Ce n’est pas un hasard si la première chose que font les djihadistes, les terroristes, c’est de détruire la culture. Ils la détruisent au bulldozer et font des autodafés. Moi qui fait partie d’une génération qui croit en la démocratie, j’essaie d’utiliser cet outil au mieux, pour construire. Aujourd’hui, on ne sent pas, de la part de l’Etat, de reconnaissance ni de soutien véritable. Si, par exemple, le Front National passe demain, je ne sais pas comment nous ferons financièrement. Et c’est une énorme erreur de penser que le théâtre, et la culture en général, n’est pas quelque chose de fondamental pour l’être humain. Il y a un certain nombre de responsabilités qu’il faut admettre, en particulier celle de la société par rapport à sa culture. C’est fondamental !
La cohésion sociale ne serait-elle pas plutôt une question de culture que d’économie ou de politique ?
Bien sûr. La parole, la culture sont vraiment des facteurs de paix et de cohésion. Mais au fond, on s’en fout de ce que dit Manuel Vals. Ce qu’on attend de lui, ce sont des actes. D’autant que cette idée reçue d’une culture qui coûte cher est fausse, puisqu’elle rapporte énormément à la France. Moi qui voyage beaucoup, je vois bien qu’à l’étranger lorsque quelqu’un achète une voiture française, ce n’est pas seulement parce que la voiture lui plaît, il achète aussi une certaine idée de la France qui lui plaît, la culture française. Parce qu’il a vu tel film, telle chose. J’ai pu constater que grâce au Canada ou aux pays francophones d’Afrique, notre langue est beaucoup parlée. Le français est une langue majeure dans le monde ! Et nous, au lieu d’en profiter, de travailler à cette culture française, de l’exporter, les instituts français sont exsangues. Un exemple : on va partir en tournée avec « Gould Menuhin » (2) et on voulait aller en Israël et en Palestine avec un violoniste qui s’appelle Ami Flammer, qui est d’ailleurs bien placé pour parler de tous ces problèmes car il les connaît très bien. Un tel projet, majeur comme celui là, où nous devions aller jouer dans 3 ou 4 théâtres, a dû être annulé faute de budget, de moyens…
Vous avez donc le sentiment que le rayonnement de la France n’est plus assuré?
Oui, et je trouve ça terrible. Les gens ont toujours une vision de la culture subventionnée comme une espèce de poids économique alors que l’armée ou l’agriculture le sont également. Alors que la Culture, cette espèce de parent pauvre, n’est même pas au 1% dont on parlait il y a 30 ans. Et on nous assène des histoires sur la crise comme explication de cet état… Mais la crise sert encore plus aux ennemis de la culture tels que Google, Apple, Facebook, Amazon (3). Ces gros tuyaux qui se servent de la culture mais qui l’ont détruite tout comme la musique, le cinéma et globalement toute la diversité, et dont le seul intérêt est d’avoir une sorte de gros courant consensuel. Au lieu de défendre la culture contre ces gens-là, l’Etat plie l’échine. On marche sur la tête ! Il est aberrant de voir à quel point on ne comprend pas qu’on a intérêt à défendre ces valeurs-là, pour nos enfants, pour l’avenir, d’autant que ça ne coûte pas si cher. Google est en train de devenir encore plus puissant que l’Etat américain et nous nous laissons faire… Ces gros tuyaux sont en train de prendre le pouvoir avec pour seule ambition de faire du fric, et fabriquent du même coup des abrutis qui, comme on a pu le voir, prennent des kalachnikovs et rabaissent les femmes.
Pour revenir sur le Théâtre Liberté, pouvez-vous nous expliquer votre axe de travail ?
Nous travaillons toujours dans la même direction, malgré les problèmes économiques. Nous essayons de préserver la qualité de ce que nous faisons avec toujours la même politique qui consiste à être présents dans la région mais aussi d’y apporter des choses extérieures. Notre but est aussi de voir des choses, de glaner, pour pouvoir les ramener ici.
Il semble que l’on retrouve une vraie mixité avec des débats, des rencontres, ainsi qu’une volonté véritable de promouvoir la diversité et de relier les quartiers et les milieux plus « intellos »…
Oui, il y a du cirque, du théâtre, de la danse mais, en même temps, on pense le lieu non pas uniquement comme une distraction mais comme un endroit où l’on peut avoir accès à diverses disciplines comme le numérique, à chaque fois, en essayant de faire le lien avec la société qui nous entoure. On travaille actuellement avec les écoles sur la question du harcèlement. Et c’est bouleversant de voir ce que les gamins expriment sur le rapport fille/garçon, une espèce de rétrogradation terrible comme par exemple : “Pourquoi on traite une fille de pute dès qu’elle met des jupes ?“ Tout ça pour dire que le Théâtre Liberté n’est pas un endroit juste pour quelques «bobos». C’est un lieu où l’on travaille pour que toute la société toulonnaise, dans sa diversité, ses contradictions, ses forces et ses faiblesses, soit représentée. Toutes ses activités envoient à la population un signal qui va à l’encontre de l’idée que “le théâtre est trop compliqué à comprendre“. Ce à quoi l’on répond, qu’au contraire, on a confiance en l’intelligence de la société.
Il n’empêche que l’on vous a réellement cherché des poux dans la tête ?
Il va de soi que l’essentiel n’est pas toutes ces querelles débiles et inutiles mais plutôt le travail que l’on a amené. Le plus important est de réparer les “trous dans la coque“ pour éviter que l’on coule. C’est valable pour tout et, essentiellement, pour la culture. Et je défie quiconque de dire que je m’enrichis au détriment de l’action publique alors que je crois fondamentalement en elle, peut-être un peu naïvement. Surtout après avoir fait le film « L’Enquête » (4) où l’on traite de Clearstream, de corruption... Et ils viennent nous chercher des poux…
(1) Documentaire de Stéphanie Valloatto (2014). À l’origine du projet de documentaire, il y a l’amitié entre Radu Mihaileanu, réalisateur, et Plantu, caricaturiste pour le Journal Le Monde depuis 40 ans. Une admiration réciproque et des valeurs communes débouchent sur l’envie de créer un film ensemble. L’idée : parler du combat des caricaturistes pour la démocratie, du risque permanent qu’ils encourent et du fait que les réactions et débats qu’ils suscitent donnent un subtil aperçu de l’état de la liberté d’expression et de la démocratie.
(2) Pour ce spectacle Charles Berling et Christiane Cohendy ont recréé les débats animés entre deux génies musicaux, entre le perfectionnisme paranoïaque de Glenn Gould et la générosité de Yehudi Menuhin.
(3) Que beaucoup nomment GAFA
(4) Film de Vincent Garenq, avec Gilles Lellouch, Laurent Capelluto et Charles Berling, qui traite de l’enquête menée par le journaliste Denis Robert autour de Clearstream.