Cette expression fait florès dans la prose journalistique de ces derniers jours : « victimes innocentes ». Que veut-on dire par là ? On se souvient de l’énormité proférée par Raymond Barre en 1980, quand il déplora, après l’attentat de la rue Copernic, « Cet attentat odieux qui voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ». Mais l’expression « victimes innocentes », que suppose-t-elle ? Que certaines victimes pourraient ne pas être innocentes ? Qu’elles méritent, en quelque sorte, le sort qu’elles subissent ? Quand les talibans tuèrent dix soldats français à Uzbin en 2008, ont-ils fait des « victimes innocentes » ? Personne, au moins, n’employa alors l’expression. On établirait ainsi une distinction entre victimes civiles et militaires. Dans une guerre, selon la convention de Genève, il est licite de tuer un militaire mais pas un civil. Il ne servirait sans doute à rien, dans ce contexte, d’évoquer les « victimes innocentes » d’Hiroshima ou de Dresde, ou de remarquer que Daesh n’a certainement pas souscrit à la convention de Genève, ou même de rappeler les innombrables bavures qui, de l’Afghanistan à l’Irak, ont entraîné la mort de civils au milieu desquels se dissimulent les cibles militaires.
Il vaut mieux chercher l’origine de cette expression dans la comparaison entre les événements de janvier et ceux de novembre. Une statistique un peu rapide avec Google : pour tout le mois de janvier, on trouve 33 pages de résultats pour la recherche de l’expression « victimes innocentes ». Pour la seule période entre le 13 et le 16 novembre, on en trouve déjà 28, ce qui laisse augurer d’une utilisation beaucoup plus importante. Cela s’explique sans doute par la différence de nature des deux vagues d’assassinats : ceux de janvier semblaient plus ciblés (des dessinateurs, des policiers, des juifs) que ceux de novembre, où les tueurs ont tiré dans la foule. On craint donc que l’adjectif « innocentes » ne reprenne par conséquent, d’une certaine façon, la monstrueuse distinction de Raymond Barre. On a d’ailleurs fait des dessinateurs de Charlie des sortes de héros de la liberté d’expression, et non des « victimes innocentes », et il n’a du reste pas manqué de bonnes âmes pour suggérer tout bas qu’après tout ils l’avaient bien cherché… En tout cas, ces assassinats-là avaient un motif clair, et l’on comprenait dans une certaine mesure pourquoi le cerveau inculte et confus de petits délinquants déguisés en djihadistes avait pu attribuer une culpabilité à ces victimes-là. Il en est tout autrement pour les victimes de novembre, et le caractère aléatoire des rafales et du parcours sanglant des meurtriers ne peuvent avoir comme objectif que l’essence même et l’objectif majeur de toute action terroriste : le choc et l’effroi.
Mais il se trouve que cette expression (Shock and Awe) est aussi, littéralement, celle qui a été employée par l’armée américaine pour théoriser sa stratégie en Irak, ce qui nous rappelle que nous sommes dans le cadre d’un acte de guerre (nous a-t-on assez seriné que « Nous sommes en guerre ») et nous suggère une réciprocité. La France attaque Daesh ; Daesh attaque la France. Il n’y a pas, de ce point de vue, de « victimes innocentes », ou tout au moins de morts absurdes, comme semble l’avoir exprimé un des tueurs du Bataclan : l’aviation française tue en Irak et en Syrie (et sans doute pas que des soldats), ce qui justifie les meurtres en France. C'est la loi primitive du talion, avec les caractéristiques maintenant bien connues de la « guerre asymétrique ».
Parler de « victimes innocentes » dans ce contexte, c’est avancer que les citoyens d’un pays ne seraient pas responsables des actions de leur pays. Je suppose que si les terroristes avaient tué le président de la République, un dirigeant ou militaire de haut rang, on n’aurait pas parlé de « victime innocente ». Il y a donc là une conception très particulière de la Nation, particulièrement choquante dans une République soi-disant démocratique. Les dirigeants, comme autrefois les rois, feraient des guerres dont les citoyens-sujets seraient parfois les « victimes innocentes ». Les malheureux jeunes gens fauchés un verre à la main à une terrasse de café paieraient ainsi, comme autrefois leurs arrière-grands-pères en 1914 ou leurs grands-pères en 1939, les décisions d’élites toutes-puissantes auxquelles ils n’auraient aucune part. Il faut dire que cette conception de la politique est bien dans l’air du temps, celui de l’abstention électorale massive, du rejet en bloc du politique, de la désaffection et de la méfiance à l’égard des partis, des syndicats, des responsabilités électives. Il y a fort à parier que bien peu, parmi les victimes du 13 novembre, avaient envisagé les conséquences des guerres menées par la France et les avaient, d’avance, assumées pour eux-mêmes. C’est sans doute là, d’ailleurs, ce qui fait la différence majeure entre un civil et un militaire : cette conscience du risque assumé et justifié.
Mais pouvons-nous accepter cette vision de l’irresponsabilité du citoyen ? C’est bien ce qui est en jeu dans l’expression « victimes innocentes ». Cette « innocence » ne repose que sur le désengagement et l’aveuglement plus ou moins volontaire, aveuglement d’ailleurs soigneusement entretenu par la classe dirigeante et les médias sous couleur de délégation politique et d’entertainement. Peut-être ai-je trop lu Sartre mais rien ne me déplairait plus, si je venais un jour à tomber sous les balles d’un terroriste, que d’être pleuré comme une « victime innocente ». Si mon pays fait la guerre au Moyen-Orient et au Sahel, soit je suis solidaire de cette action et j’en accepte le prix (mes impôts servent aussi à cela…), soit, comme c’est mon cas, je milite pour que la diplomatie prenne le pas sur la guerre (à propos, qui achète le pétrole de Daesh, finançant ainsi les Kalachnikovs qui nous ensanglantent ?) Mais je ne me considère dans aucun de ces deux cas comme « innocent ». L’insoutenable violence des attentats doit nous faire prendre conscience de cette réalité lointaine : on fait la guerre en notre nom, non seulement « au nom du peuple français », selon l’expression consacrée et un peu figée, mais au nom de chacun de nous, au nom de chacun de ceux qui ont été tués ou blessés, au nom de chacun de ceux qui seront peut-être atteints dans les jours ou les mois qui viennent.
Et l'enjeu n'est pas que géopolitique. Bien sûr que les combats au Moyen-Orient exhalent une forte odeur de pétrole, bien sûr que nous payons toujours les mensonges américains, la complaisance à l'égard d'Israël ou les amitiés particulières de la Russie et de Bachar el-Assad, bien sûr que les derniers attentats profitent, au final, au tyran de Damas. Mais il s'agit aussi d'une question politique et sociale qui nous concerne directement. Les assassins qui ont tiré dans la foule du Bataclan ne sont pas des musulmans, ce sont des fascistes. Ils ont les mêmes ennemis, les mêmes cibles que tous les autres fascistes : l'émancipation des jeunes, des femmes, des travailleurs, la culture, la liberté d'expression et de pensée, la démocratie. Comme tous les fascistes, ils sont parfaitement compatibles avec les milieux d'affaire, éliminent ceux qui ne partagent pas leurs idées et adhèrent jusqu'au fanatisme à deux ou trois idées simplistes qui leur tiennent lieu de pensée. Ils ne sont en rien différents des quelques crétins à crânes rasés que l'on a vu parader ici ou là ces jours-ci, criant leur haine des « arabes » et leur foi dans une « Europe blanche », ou du terroriste norvégien qui a tué 77 jeunes gens en 2011 à Oslo. Et je ne crois pas que la meilleure réponse au fascisme soit de prolonger des lois d'exception pendant trois mois, de se doter de législations liberticides, de donner carte blanche à la police et à l'armée ou de multiplier les rafles nocturnes dans les cités. Le fascisme est un virus présent dans le corps de toute démocratie et il nous faut le combattre sous toutes ses formes. Ce n'est pas un combat qui se déroule au-dessus ou au-delà de nous : les assassins qui ont tiré dans la foule du Bataclan sont nos enfants, n'en déplaise aux adeptes de la « France de race blanche » : ils sont nés ici, parlent notre langue, ils ont fréquenté nos écoles, les rues de nos villes, nos prisons hélas. Et il nous appartient de comprendre comment nos enfants en arrivent à se tuer entre eux, comment la crétinisation fasciste peut fleurir sur un terreau fait d'humiliation, de perte d'identité, de marginalisation.
Occupons-nous de nos affaires, reprenons en main un pouvoir qui n’appartient au peuple que si le peuple accepte de l’exercer. Ne soyons plus des « victimes innocentes ».