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Billet de blog 15 mars 2025

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UNE HISTOIRE D'HIRONDELLE

Cette histoire d'une hirondelle tombée du nid devient le fil conducteur d’une réflexion profonde sur les hasards de la vie, la beauté fragile de l'existence et les constats écœurants de l'humanité. À travers ce récit, des questions sur notre relation à la nature, à la liberté, et à notre place dans un monde en perpétuelle évolution émergent.

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Illustration 1
Le garçon et l'hirondelle, veilleurs du crépuscule — quand le soleil cède sa lumière aux souvenirs des champs récoltés. © Michel Debailleul

Je me souviens comme si c’était hier.

J'avais 8 ans, et avec ma famille, nous étions en vacances à Carpentras, dans le sud de la France. Une ville animée, aux rues pavées, aux commerces colorés, baignée par l’air doux de l’été, déjà chargé des promesses de la Méditerranée.

C’est là, au milieu de la foule bruyante et joyeuse, que mon regard s’est posé sur une petite créature fragile : un bébé hirondelle, tombé de son nid, à peine couvert de duvet, le bec grand ouvert, jaune aux commissures.

Tout s’est passé si vite. Mes mains ont réagi d’elles-mêmes, se posant délicatement sur ce petit être, comme si elles savaient déjà qu’il avait besoin de chaleur, de réconfort. Ses yeux, noirs et perçants, cherchaient dans mes paumes un peu de sécurité.

Mes parents étaient réticents, inquiets à l’idée que je m'attache à un oiseau aussi vulnérable. Mais avec l'accord de l’hôtelier, j’ai pu le garder.

L’hôtelier, un homme aux yeux doux et un sourire rassurant, m’a permis de garder l’hirondelle, à condition qu'elle soit protégée, bien soignée. "Mais faut pas la laisser traîner dans la chambre", m’a-t-il dit avec un clin d’œil.

Ce qui m’étonnait un peu à l’époque, c’était cette vieille dame qui passait chaque matin devant le comptoir de l’hôtel, l’air un peu distrait.

Sa voix rauque et chantante, teintée d’un accent du sud, se faisait entendre sans cesse :

"Faut la mettre dans une boîte en carton avec du coton, la pauvre, elle va s’faire mal…"

Madame Soulier, c’était son nom.

Je la vois encore, comme si elle se tenait juste là, figée dans un instant hors du temps. Son visage, marqué par les années, portait cette douceur un peu grave des gens qui ont vu passer la vie sans jamais s’en lasser. Sa robe noire, d’un tissu léger mais noble, ondoyait légèrement sous la brise chaude de l’été, comme si elle flottait entre deux époques.

Sa voix, rauque et chantante, résonne encore dans ma mémoire, teintée de cet accent du Sud qui roulait les mots avec une lenteur presque méditative. Il y avait chez elle un mélange étrange de fantaisie et de sagesse, comme si son esprit dansait sur un fil entre la réalité et un monde qu’elle seule pouvait percevoir.

«Une boîte en carton, voyez-vous… Avec du coton, c’est comme ça qu’on les garde en sécurité », répétait-elle, comme une incantation

À l’époque, je n’avais pas saisi toute la portée de ses paroles, ni ce qu’elle représentait réellement. Elle semblait distancée du tumulte de l’hôtel, observant le monde avec ce regard mi-absent, mi-omniscient.

Pourtant, dans son insistance tranquille, dans cette manière de me souffler ses conseils avec un naturel désarmant, il y avait une bienveillance profonde, presque initiatique.

Je me demande aujourd’hui si elle voyait en moi un reflet de son propre passé, un écho d’une enfance révolue, ou simplement un petit garçon assez attentif pour écouter ce que d’autres auraient ignoré.

Peut-être trouvait-elle une forme de joie à partager ce moment, comme si, à travers mon aventure avec l’hirondelle, elle revivait une histoire oubliée.

Elle était là, discrète et omniprésente à la fois. Pas une figure d’autorité, mais un repère. Une de ces âmes qui marquent sans qu’on s’en rende compte, et qui, longtemps après, continuent de murmurer à l’oreille du souvenir.

Je l’ai nourrie chaque jour, attrapant des mouches que je lui apportais, avec une patience d’adulte. Petit à petit, elle grandissait.

Ce qui au départ n’était qu’une petite boule toute grise se métamorphosait de manière spectaculaire, dans une robe d'un bleu profond, semblable à celui des abysses.

À chaque mouvement, des reflets changeants se dessinaient, et elle devenait une vision sidérale, d’une beauté à couper le souffle. Ses ailes, d'abord fragiles, prenaient forme.

Elle volait dans la chambre d’hôtel, ses ailes s’épanouissant, et elle se posait régulièrement sur mon épaule, comme un miroir de ma propre liberté.

Mais il y avait encore un dernier pas à franchir : lui permettre de partir.

Cela ne se fit pas sans difficulté. Chaque jour, je partais en quête de mouches. Et je n’étais pas du genre à faire les choses à moitié.

Ma mission de "mouchicide" était un véritable succès.

Les mouches ne faisaient plus long feu dans l’hôtel. Le propriétaire, ravi, m’appelait "le cauchemar des mouches". C’était une véritable hécatombe, mais chaque mouche captée était une victoire pour l’hirondelle. Une mission réussie, je n’aurais pas pu rêver meilleure satisfaction…

Le dernier jour de mes vacances approchait. Je l’ai emmenée dans un champ de blé fraîchement moissonné. L’air sentait l’herbe coupée, la terre chaude.

La première fois, elle s’est envolée, mais s’est rapidement posée, hésitant à quitter la sécurité que je représentais.

La seconde fois, elle s’est lancée dans le ciel, libre et fière, dessinant des fresques dans l’air. Je l’ai regardée disparaître et, au lieu d’un pincement au cœur, j’ai ressenti autre chose : une onde, comme une résonance au plus profond de moi.

Je n’éprouvais aucune tristesse, mais une étrange sérénité, celle d’un rêve qui se réalise enfin. Mes mains, posées sur ma poitrine, semblaient capter ces vibrations invisibles, comme si une part de moi prenait son envol avec elle.

Le lendemain matin, je n’étais pas là. Quand je suis revenu, l’hôtelier m’a expliqué, d’une voix presque solennelle, qu’il avait observé l’hirondelle, posée sur le balcon de ma chambre, attendant encore, fidèle à son rituel, une dernière mouche.

"Elle vous attendait", m’a-t-il dit, "comme si elle savait."

Un frisson a traversé mon corps. Une étrange sensation m’a envahi, comme si tout était écrit, comme si ce départ était prévu depuis longtemps.

Ce jour-là, pour la première fois depuis le début des vacances, j’ai pris part aux excursions organisées pour les enfants. Je n’avais plus de raison de rester à l’écart, comme si, au fond de moi, j'avais compris que l’hirondelle, dans son envol, m’avait aussi appris à me libérer.

Pendant ce temps, elle et moi ne nous sommes pas revus. Et je savais, sans l’ombre d’un doute, que ce serait notre dernier jour ensemble.

Mais la véritable apothéose se joua plus tard, dans un silence lourd de sens.

Après mon retour de l’excursion, l’hôtelier, un peu plus grave que d’habitude, m’a confié qu’elle avait pris son envol une dernière fois, sans retour cette fois.

"Elle s'est envolée, dans l'immensité du ciel, comme un souvenir qui s’efface doucement, mais qui reste à jamais gravé", m’a-t-il dit, la voix empreinte d’une douce mélancolie.

Ce jour-là, quelque chose changea entre nous.

L’hôtelier, qui jusque-là me vouvoyait avec cette réserve bienveillante des adultes envers les enfants, me tutoya pour la première fois.

Il ne chercha pas à poétiser l’instant, mais dans son regard, il y avait une fierté sincère, presque paternelle, comme s’il comprenait pleinement l’importance de cette consécration.

Je suis resté là, figé.

Mon cœur était lourd, mais je n’éprouvais ni tristesse ni regret. C’était comme si l’hirondelle, par son départ, m’avait transmis un dernier message, celui de la liberté absolue, celle qui ne se réclame jamais, mais se donne à celui qui sait l’accepter.

Le regard tourné vers l’horizon, je l’ai laissée s’envoler, et avec elle, j’ai compris qu’il n'y a pas de véritable fin, seulement des commencements invisibles, portés par le vent.

Quelques années après ces vacances, lors de ma "totémisation" chez les scouts, alors même que personne ne connaissait mon histoire, on m’a donné un nom :

‘’Hirondelle’’ !

Ce moment m’a glacé. Était-ce un hasard ?

Une coïncidence ?

Ou bien l’univers me rappelait-il que cette petite créature m’avait toujours accompagné ?

Des années plus tard, à 45 ans, l’envie irrésistible d’un tatouage est apparue.

Sans hésiter, j’ai choisi une hirondelle. Une manière de graver sur ma peau cette connexion inexplicable, comme si une partie d’elle devait toujours m’accompagner.

Mais le plus invraisemblable, ce qui dépasse tout entendement, c’est ma propre date de naissance : le 21 mars 1961.

Le jour où le printemps éclot, où les hirondelles reviennent, où le cycle recommence.

Ce détail m’a toujours semblé porteur d’un sens caché …

Peut-être suis-je un étranger à ce monde, un voyageur qui traverse des réalités sans appartenir pleinement à l’une d’elles.

Peut-être que cette hirondelle n’était pas seulement un oiseau tombé du nid, mais un signe, une balise posée sur mon chemin, un guide invisible qui m’accompagne sans que je le demande.

Aujourd’hui, elle est toujours là, sur mon épaule, invisible mais vibrante, comme une chaleur sous la peau. Elle plane, même dans mes rêves, frôlant chaque décision, chaque mouvement.

Un fragment d’un mystère plus vaste, qui se tisse à travers les éons, que nul ne peut

expliquer, mais qui fait frissonner mon centre à chaque instant.

Il n’y a pas de fin à cette histoire, pas de conclusion nette.

L’hirondelle, ce n’est pas juste un souvenir d’enfance, c’est un éther silencieux, une ficelle invisible qui suspend et m’évite de me perdre dans la brume du quotidien.

Sous le soleil d’autres vacances, je repense à ce caillou, si brillant !

Un caillou comme aucun autre parmi des milliers, comme un secret égaré, comme un indice dans une énigme que je n’ai pas encore résolue.

J'avais 9 ans.

Je l'ai pris, je l'ai gardé, et depuis ce jour, il est devenu le début d'une grande collection. Je suis devenu géophysicien, comme si cet instant, ce geste insouciant, m’avait dirigé vers ma vocation.

Ce caillou brille encore aujourd’hui, dans mon salon, entre les mains d’une statue de Shiva, comme une petite étoile que l’on garde dans la paume de sa main, et chaque pierre, chaque fossile que j’ai ramassé depuis, est un ‘’trouble’’ incontrôlable.

L’hirondelle, le caillou, la vie — tout est relié, comme une danse secrète entre l’invisible et le visible.

Je ne sais pas si un jour, quelqu’un d’autre comprendra, mais je ressens qu’en chaque geste, chaque choix, l’hirondelle est là, à la croisée des chemins, dans les murmures du vent, dans l’éclat des pierres sous le soleil, prête à me guider vers une autre réalité, plus vaste, plus profonde.

Un étranger, certes, mais peut-être un étranger qui ressent, au plus profond de lui, que tout se trouve exactement là où il doit être.

Un frisson d’inconnu m’accompagne, comme la vibration d’un univers où chaque atome, chaque mouvement, chaque existence s'inscrit dans une harmonie silencieuse, sans qu’il soit nécessaire de remettre en cause la raison de sa trajectoire.

Peut-être que tout ce qui s’est déployé, tout ce qui m’entoure et se manifeste, n’est que la résultante d’un grand cycle inéluctable, une danse perpétuelle où l’individu n’est qu’un moment éphémère dans un enchevêtrement cosmique.

Chaque fragment de vie, chaque battement d’aile, chaque souffle, chaque friction d’atomes, trouve sa place dans cet ordre qui nous dépasse.

L'adage "une hirondelle ne fait pas le printemps" est une ineptie.

Il nie l'évidence et trahit la nature.

Bien sûr que si, l'hirondelle annonce toujours le printemps.

Mais il est des printemps déformés, détraqués, aux météos ingérables, aux saisons sans repères. Pourtant, chaque retour de l'hirondelle est un miracle, une preuve têtué de la beauté qui subsiste pour celui qui sait regarder.

Ces esprits creux qui prétendent le contraire n'ont rien compris.

Non seulement l'hirondelle porte le printemps, mais elle m'a offert le plus bel été de ma vie. J'ai eu la chance de pouponner ce fragile petit corps, de le voir grandir, de partager une complicité, de l’encourager à battre des ailes et d'être le spectateur émerveillé de son envol.

C'était la mission que s’était fixé un enfant décidé, elle portait en elle une grandeur de cœur et la possibilité d’unir l’homme et l’oiseau …

Aujourd'hui, l'hirondelle disparaît, broyée par la brutalité humaine et l'indifférence crasse.

Je suis impuissant face à cette extinction, révolte sourde qui me consume.

Car je le sais : l'humain n'est qu'une force de destruction, incapable de préserver la splendeur qu'il écrase sous ses délires de grandeur.

Le jour où je fermerai les yeux pour la dernière fois, ce sera notre seule véritable dissociation.

Et encore… peut-être n’aura-t-elle fait que me précéder dans un ailleurs, celui des constellations, celui d’autres univers

Michel Debailleul

Géophysicien ULB

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