Michèle Leclerc-Olive

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 mars 2021

Michèle Leclerc-Olive

Abonné·e de Mediapart

Mais il est bien tard, Monsieur …

Le dernier ouvrage de S. Beaud et G. Noiriel a déclenché de nombreux débats. Les catégories identitaires feraient écran à la question majeure : l'appartenance de classe détermine l'existence sociale. Que l’on priorise la classe ou l’identité, n’a-t-on pas affaire à des épistémologies de l’appartenance et non de l’identification, à des morphologies sociétales et non des expériences en devenir ?

Michèle Leclerc-Olive

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le dernier ouvrage publié par Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et Sciences Sociales. Une sociohistoire de la raison identitaire, a déclenché de nombreuses prises de position. Résumée à l’excès, la thèse des auteurs est que les catégories de race ou de genre font écran ou diversion à la catégorie majeure qui doit retenir l’attention de tous : celle de classe. Ces deux auteurs considèrent que ce type particulier de regroupement social ne se confond pas avec d’autres, qualifiés d’identitaires. Pour autant, c’est bien en termes d’appartenance que les auteurs caractérisent ce qu’ils appellent un « enfermement identitaire » qui empêcherait ces « jeunes révoltés d’apercevoir que leur existence sociale est profondément déterminée par leur appartenance aux classes populaires ».

Dans ce billet, je voudrais dans un premier temps, esquisser ce vers quoi pourrait nous conduire cette évolution, lente mais assez nette, qui pousse à agir comme si le monde était clivé en groupes raciaux étanches, comme si on vivait dans une sorte d’apartheid, où la seule manière de se défendre contre les discriminations consisterait à « retourner le stigmate ». Ensuite, malgré les diverses protestations contre ces clivages (protestations qui arriveraient trop tard ?) je voudrais soutenir l’idée que dans les deux cas (les tenants d’une priorité absolue à accorder soit à l’appartenance de classe soit à l’identité), l’on a en fait affaire à des épistémologies réglées sur la notion d’appartenance (et non sur l’identification !) adossées à des morphologies sociétales similaires (et non à des expériences en devenir),  à des épistémologies ‘sédentaires’, au sens où elles confortent ou performent ce que C. Castoriadis appelle des « logiques ensemblistes-identitaires » (Castoriadis, 1981 : 489). Elles ont notamment en commun de ‘détemporaliser’ les phénomènes sociaux,  de les inscrire dans des catégories qui occultent la dimension temporelle de toute situation sociale, alors que c’est notamment en transmettant ces expériences inouïes d’exclusion pour donner à penser que l’on peut espérer échapper à ces représentations meurtrières.   

Pour introduire cette réflexion, je voudrais citer le billet intitulé Ne pas voir la race, posté récemment par André Gunthert sur son carnet de recherches, L’image sociale. L’auteur revient sur le commentaire qui fut le sien il y a un peu plus de dix ans, à propos du film Avatar sorti en 2009 :

En relisant par hasard ma propre réaction à la sortie du film[…] quelle n’est pas ma surprise de me voir défendre une position à la Beaud et Noiriel, autrement dit « aveugle à la race » (colorblind). […] Qu’est-ce que je vois aujourd’hui que je ne voyais pas alors ? Et comment ai-je fini par l’apercevoir ? Ce que je vois aujourd’hui, c’est à quel point les groupes désignés n’étaient à mes yeux que des abstractions : eux et nous, les humains et les Aliens, des catégories à la limite interchangeables (…) Comme toute personne qui ne souffre pas du racisme, je n’ai aucune connaissance, aucune expérience qui me relie à la notion de race. Je n’ignore pas que d’autres sont concernés, mais je les trouve un peu excessifs. S’agit-il d’un problème aussi grave qu’ils le disent ? (…) … ce dont parle la race, c’est d’abord de la souffrance d’un groupe soumis à la domination. Comme l’explique Pap Ndiaye dans La Condition noire, c’est l’expérience commune de cette souffrance, et non une assignation biologique immuable, qui crée le sentiment d’identité collective.

Cette déclaration comporte au moins trois affirmations qui retiendront notre attention. L’auteur défend aujourd’hui, contre Beaud et Noiriel, la légitimité des problématiques centrées sur la notion de race, tout en soulignant l’historicité de cette prise de conscience. Par ailleurs, la légitimité de la notion de race tient principalement à la souffrance partagée par un certain nombre de nos concitoyens. C’est autour de ces points que s’articule ma propre contribution au débat.

Historicité du regard identitaire ?

 Il y a plus de 20 ans, dans un contexte certes fort différent – des enquêtes sociologiques et statistiques dans les ‘quartiers défavorisés’ – j’avais formulé explicitement des réserves à l’encontre des problématiques identitaires (Leclerc-Olive, 1998). Ces réserves seraient-elles devenues obsolètes[1] ? A l’instar d’A. Gunthert, me serais-je fourvoyée en attirant l’attention sur les dangers que j’attribuais à un usage sans précaution de la notion d’identité ? Je n’étais pourtant pas la seule. Amin Maalouf n’avait-il pas publié Les identités meurtrières en 1998 ? Jean-François Bayart n’avait-il pas critiqué, deux ans plus tôt, le raisonnement culturaliste dans l’un de ses ouvrages majeurs, L’illusion identitaire, publié en 1996[2] ? ou les temps ont-ils changé et ce qui était pertinent il y a plus de 20 ans ne l’est plus aujourd’hui ? Certes, récemment Nicole Abravanel, attentive aux manifestations antisémites et islamophobes, a exprimé sa méfiance à l’égard des différentes formes d’identitarismes[3]. Mon propos n’est pas de décider de la priorité à accorder soit aux épistémologies identitaires, soit aux approches en termes de classes sociales[4] ; il s’adresse en même temps aux auteurs qui pensent le monde aujourd’hui en termes de morphologies sociétales (quitte à se quereller sur la morphologie dominante, partageant une même orientation réductionniste).  

Notons que Gunthert, citant Pap Ndiaye, rappelle que les expressions identitaires sont avant tout l’expression d’une souffrance, souffrance face à une domination chaque jour plus implacable., mais qui reste le plus souvent invisible aux yeux de celles et ceux qui font partie du groupe dominant : cette domination ne se reconnaît pas comme telle.

Comment tenir ensemble l’empathie immédiate à l’égard d’une victime de ce racisme banal et quotidien, et la thèse selon laquelle l’identité est une construction sociale dont les sciences sociales pourraient se passer ? Faut-il reconduire au niveau scientifique les fractures que l’on déplore dans la société, d’autant que ces clivages sociaux pourraient même conduire à la guerre ? Est-il trop tard, sommes-nous arrivés au point de basculement[5] où l’on ne pourrait à présent échapper à l’injonction de choisir un camp ?

Ce billet plaide en défaveur d’une telle position réductionniste, qui réduirait la citoyenneté à une appartenance d’origine. On est tenté du coup de le ranger parmi les essais en faveur d’une pensée complexe, même s’il convient peut-être de repositionner celle-ci. En tous cas, on retiendra que dans les diverses énumérations des principes qui guident une pensée de la complexité, la première recommandation concerne « l’incontournabilité du temps » ( Morin, 1990 : 138). La conception de la complexité retenue ici recommande de ne pas ‘réduire’ les dualismes épistémiques[6] à un concept ou phénomène unique – ici : reconnaissance de la souffrance identitaire ET historicité des phénomènes sociaux (Leclerc-Olive, 2007) – , encore moins de considérer ces dualismes épistémiques comme des dualismes ontologiques – essentialiser les morphologies sociales.    

Souffrance inouïe[7] … 

 Un certain nombre de critiques adressées à Beaud et Noiriel, comme celle Gunthert,  s’appuie sur l’expérience de la souffrance pour justifier la reconnaissance de cette identité  partagée. Il y a peu, les conflits autour des questions identitaires ne semblaient pas aussi virulents qu’aujourd’hui. Houria Bouteldja n’avait pas encore brocardé la moitié de la planète : son ‘brûlot’ (Les blancs, les juifs et nous. Vers une politique d’amour révolutionnaire) lancé en 2016, ne porte d’ailleurs pas à proprement parler sur les ‘questions’ identitaires : il est lui-même un hurlement ; pas une plainte identitaire en recherche de reconnaissance, mais un cri à la face des blancs. En se plaçant au niveau des affrontements identitaires, il  entérine une description sociétale en deux groupes : ‘eux’ contre ‘nous’. Il ne s’agit pas d’analyse ; et c’est justement en cela que ce texte – ce cri de détresse – mérite attention. Ce qui a changé, ce n’est pas tant les termes dans lesquels les questions identitaires sont abordées – ce dont témoignerait le billet d’André Gunthert – mais c’est la violence de la société elle-même qui s’est incroyablement démultipliée. Depuis les contrôles au faciès jusqu’aux prises de position contre les musulmans en passant par l’expression de sentiments antisémites et par les violences policières ou terroristes : que l’on ait envie de crier de rage face à de telles injustices, témoigne d’une souffrance qu’il faut impérativement reconnaître : point incontournable, balise éminente, repère primordial.

Tout en gardant à l’esprit cette souffrance inouïe, on peut par ailleurs confronter nos analyses de cette situation – par exemple, comment en est-on arrivé là[8] ? –  voire brandir les principes qui devraient guider une société démocratique accueillante et soucieuse d’offrir à toutes celles et tous ceux qui vivent sur cette planète, des conditions d’existence décentes. Ce travail programmatique – comment sortir de là ? – qui doit être mené, n’est pas l’objet de ce billet qui concentre le propos sur les questions descriptives (Koselleck, 1990).

Mais théoriser sans tenir compte de cette réalité inouïe et assourdissante, pourrait en effet conduire, sans qu’on s’en rende compte, à minimiser cette souffrance, voire à l’oublier.

Comment dès lors concilier ce qui peut sembler antagonique ? Entendre la souffrance qui se dit dans la langue de l’identité (classe, genre, ethnie, race, religion, etc.) et refuser cette langue pour l’analyse ? Accepter une langue identitaire n’est-ce pas se placer au niveau binaire qui oppose ‘eux’ contre ‘nous’, opposition  que l’on déplore par ailleurs dans la société. Serait-on pris dans un ‘double-bind’ inconfortable auquel on ne peut échapper qu’en ‘choisissant son camp’ dans un affrontement identitaire qui, on le sait, peut devenir meurtrier ?   

Un avenir funeste  inévitable ?

Plusieurs événements récents semblent indiquer, en effet, le style de rapports sociaux que cette façon de voir le monde – Blancs/non Blancs – entraîne. Deux exemples suffiront.

Timothée de Fombelle a récemment publié une fiction pour la jeunesse, intitulée Alma : le vent se lève. Alma est le nom de l’héroïne : cette jeune africaine s’embarque en 1786 sur la Douce Amélie ; au bord de ce bateau, des centaines d’esclaves  noires. Alma a quitté sa famille et la vallée où elle vivait heureuse pour tenter de retrouver son petite frère. L’éditeur historique de T. de Fombelle a déjà publié plusieurs de ses titres pour le public anglo-saxon. Mais il ne publiera pas celui-ci. Motif ? il ne serait concevable aux yeux de ce public qu’un auteur blanc, parle de la traite des noirs et qu’il choisisse comme héroïne une jeune Africaine…

Plus récemment, une maison d’édition hollandaise, Meulenhoff,  achète les droits pour publier un recueil de poèmes d’Amanda Gorman, la jeune poétesse afro-américaine qui lors de l’investiture de Joe Biden, prononça le poème The hill we climb qu’elle a écrit pour la circonstance.

 Meulenhoff confie la traduction à Marieke Rijneveld, jeune écrivaine elle aussi. Mais c’était sans compter avec le tweet envoyé par une activiste noire au motif que le choix, « incompréhensible » – frustration, colère, déception ! – de la traductrice ne se soit pas porté sur une traductrice noire[9].  Marieke Rijneveld se retire, la maison d’édition s’excuse. Au nom de ce  ‘privilège blanc’ qui fait honte à de nombreux citoyens – des antiracistes ? En tout cas on note que dans ces deux exemples, se trouve confirmée l’idée que pour les protagonistes, la société est à penser aujourd’hui en termes de groupes identitaires clos sur eux-mêmes : seule une femme peut parler au nom des femmes, seul un noir peut traduire un noir … Ira-t-on jusqu’à considérer qu’un (mineur) consommateur de stupéfiants peut seul parler au nom des (mineurs) consommateurs de stupéfiants ? On frémit à imaginer la société (civile[10] ?) qui se profile si ces anathèmes[11] réciproques devaient conquérir l’opinion publique. Faut-il du coup, contre Gunthert, suivre les recommandations de Beaud et Noiriel pour échapper à cette dérive identitaire ? Certes, André Gunthert ne préconise en aucun cas les pratiques décrites dans ces deux événements de mauvaise augure. Il attire seulement le regard – Voir la race – sur la nécessaire reconnaissance de cette souffrance inouïe et s’excuse en quelque sorte de l’avoir ignorée.  

Mais peut-on simplement déplorer ces recours simplificateurs à une identité postulée, attitude commune au fond aux racistes et aux antiracistes ?  

Pour des épistémologies hospitalières

En fait, tant la problématique de Beaud et Noiriel que les problématiques identitaires reposent sur la même priorité accordée à une morphologie sociétale essentialisée : non seulement chacun est défini par une appartenance donnée (classe sociale, couleur de peau, lieu de naissance, etc.), mais cet attribut que l’on ne choisit pas et qui est le plus souvent conféré par d’autres, est considéré comme étant prédictif de comportements. 

Peut-on tenir ensemble ces deux idées contraires : une vision identitaire, à la fois antichambre de guerre et assignation sans appel, et une vision plurielle et hospitalière ?

Des philosophes et des anthropologues nous ont fourni des ressources intellectuelles permettant d’échapper à ce ‘double-bind’. D’abord, suivant en cela Amin Maalouf, si identité il y a, celle-ci est propre à chacun, formée de multiples appartenances aux hiérarchies variables selon les situations. Cette instabilité attire l’attention sur le rôle d’autrui : deux dimensions qui ne coïncident pas : le ‘qui’ de l’action engagée par une personne (Tassin, 2009) ne se réduit jamais au ‘que’ inféré par d’autres[12]. Même du point de vue du sujet, ‘je’ et ‘moi’ ne sont pas d’emblée concordants.

Surtout, les travaux d’Anselm Strauss, nous ont invités de longue date à distinguer les approches en termes d’identité – de portrait – et celles en termes de biographie, de récit, de narration : les premières totalisent l’expérience, les secondes tentent à l’inverse de ne pas la ‘détemporaliser’. Les premières conduisent à privilégier les descriptions synthétiques, atemporelles, et, partant, les approches morphologiques au niveau sociétal – lesquelles conduisent inexorablement aux multiples conflits sur les bases critériologiques. Les secondes – même si leurs comptes rendus soulèvent des difficultés déroutantes – en appellent à l’analyse des situations, des évènements et aux procédés historiographiques : elles veillent à ne pas effacer les dimensions temporelles[13] inhérentes à tout phénomène social – ce que fait allègrement Bourdieu dans son article de 1986. Ricœur, quant à lui, tente de concilier les deux dimensions distinguées par Strauss en contrastant (dès 1990) mêmeté (noyau identitaire qui subsiste identique  à lui-même au fil du temps) et ipséité (répondre de soi au fil du temps en dépit des variations identitaires). Il propose ensuite le concept d’identité narrative pour conjuguer la notion d’identité et celle de temporalité[14]. Le prix de cette entreprise réside dans l’oubli des biographiques traumatiques qu’aucun récit ne peut réussir à apaiser (Leclerc-Olive, 2017). Cette innovation conceptuelle échoue en effet à prendre en compte la violence dévastatrice de l’événement inouï qu’aucun récit ne semble pouvoir apaiser[15]. En revanche, lorsque le tranchant de l’expérience inouïe ne peut être réduit par un récit – « ce temps qui ne passe pas »  écrivait Pontalis en 1997 – il entrave la formation de toute identité narrative.

A la lumière de cette observation (trop rapidement esquissée mais développée ailleurs (Leclerc-Olive, 2017), la notion d’intersectionnalité (qui se donne avant tout comme un programme de recherche absolument indispensable[16]) ne rompt pas radicalement avec la dimension proprement morphologique qui lui reste irrémédiablement attachée : elle ne s’émancipe pas réellement du champ identitaire. L’exigence de reconnaissance à l’égard des identités malmenées, de ces expériences inouïes, ne constitue pas une analyse : elle en est l’objet. Cette exigence, légitime et absolue, relève du niveau identitaire (fut-ce sous la notion d’intersectionnalité) ; elle reste ‘orthogonale’ au temps biographique, à ce plan des épreuves, du devenir, des événements qui obligent précisément à reprendre/revisiter/réviser le récit, la narration de l’expérience. En suivant G. H. Mead, (1932), notons que les événements majeurs ne font pas qu’ajouter à l’expérience, ils la bouleversent, le plus souvent[17].  

Non que l’on ait affaire à des objets qui relèveraient de la même strate (Castoriadis, 1981). « Distinguable mais non séparable » : distinction n’est pas disjonction. Il convient de tenir ensemble ET séparées, posture théorique ET écoute d’une souffrance[18] : et donc se doter d’une épistémologie qui permette d’entendre la souffrance de ceux dont l’expérience inouïe ne peut être niée.

En effet, l’enjeu majeur n’est pas seulement d’exhiber des explications (adossées à une théorie souvent implicite, mais parfois dépassée et formulée dans la langue d’hier) ; il faut, en même temps, créer les conditions pour que ces expériences inouïes se transmettent : donner à penser plutôt qu’instruire. Donner à penser suppose tout à la fois de transmettre ces expériences (à ce titre le chercheur ne peut se prévaloir de cette distance objectivante préconisée par un certain académisme, mais au contraire faire preuve d’empathie) ET proposer des analyses qui ne performent pas les catégories qui entravent l’identification aux personnes malmenées. En ces temps de bouleversements sociétaux majeurs[19] et de possibles ‘basculements’, fussent-ils propres à un espace social local, on peut penser que les scientifiques ont une responsabilité : permettre à tout un chacun de participer au débat sur les priorités politiques. La narration, qui permet d’exprimer des évolutions, des révisions, des perplexités, est ici essentielle. Cassius Clay devient Mohammed Ali : l’affirmation de deux identités, fut-ce successivement, ne fait pas une histoire. Il faut un verbe pour donner à penser, pour donner à entendre l’expérience induisant ce changement identitaire. C’est donc  au cœur même de la grammaire des discours sur les identités que se dit (ou non)  la soumission aux idéologies « ensemblistes-identitaires » : qu’une identité apparaisse comme ‘objet’ du récit – par exemple pour rendre compte de son émergence en contexte de déni de reconnaissance – ne se confond pas avec le choix de réifier une identité en sujet explicatif d’un comportement.

Changer de vision du monde convoque empathie et mouvement : accepter pour un temps de devenir étranger … Mais changer de vision du monde n’est pas seulement changer de monde, c’est aussi changer de langue. « Qu’on doute donc autant qu’on veut, comme le fait héroïquement Descartes, on doute encore dans sa langue et dans ses concepts. Douter nous laisse encore chez nous » (Jullien, 2012 : 15). Douter, ici, c’est hésiter entre diverses appartenances identitaires.

Changer de langue n’est pas facile. C’est un effort collectif, auquel nous a invité Oskar Negt, figure majeure de la théorie critique de l’école de Francfort. 

L’enjeu en effet n’est pas seulement d’enrichir ou d’orienter l’imaginaire politique, c’est aussi de ne pas contribuer à invisibiliser des pans entiers de l’expérience sociale. La proposition de Negt – qui attire l’attention sur ce qu’il a nommé ‘espace oppositionnel’ ‘adjoint’ à l’ ‘espace public’ habermassien[20] – consiste à reconnaître une place au possible, au récit, à l’événementiel, au singulier, à côté du catégoriel, du probable, des typifications (Zacchaï-Reyners, 2005) de l’espace délibératif.

Les catégories identitaires, brandies comme catégories explicatives[21], parce qu’elles feignent d’oublier le temps[22], présument du même coup que l’on peut adopter une vue de surplomb : vision d’en haut, à distance qui se substitue à une vision de proximité, hospitalière grâce au pas de côté que nous fait faire un récit qui nous touche[23]. Au lieu d’étiqueter l’autre à l’aide de catégories inscrites dans des dogmes enseignés – le tableau White Adam and Black Eve[24] en est une illustration qui confine à la caricature  – donnons-lui la parole pour sentir le monde à travers ses propres mots. Sans doute son expérience perdra-t-elle alors son altérité radicale pour devenir une expérience-limite, susceptible de  nous renseigner sur la nôtre (Leclerc-Olive, 2018). C’est en tout cas ce qu’a tenté Thomas Chatterton Williams, dans un texte autobiographique, Autoportrait en noir et blanc[25]où, avec humour et émotion, il relate son parcours de vie qui, après avoir  brandi farouchement une identité de jeune noir de la Côte Est, l’a conduit à rejeter tous les schémas d'identification racialistes, qu'ils soient maniés par les racistes ou par les anti-racistes. Fils d’une couple ‘mixte’ et marié lui-même avec une française, il proclame aujourd’hui l'importance des choix individuels à l'encontre des déterminismes sociaux[26].

Les propos de Gunthert pourraient donner à penser qu’il est déjà bien tard pour éviter ce basculement vers des conflits identitaires (appartenir à une classe sociale n’est-ce pas au fond une identité comme une autre ?) qui ruineraient du coup toute tentative de sauver la temporalité des phénomènes sociaux, fussent-ils vécus et hurlés en interpellations identitaires. Chacun chez soi … retrait dans la langue d’hier … Il est tard, peut-être, pour éviter les affrontements qui grondent, mais il n’est jamais trop tard pour défendre une épistémologie qui entend le cri des vaincus et qui rompt avec les épistémologies sédentaires, celles qui voient le monde statiquement, en termes de morphologie sociale  et d’appartenance figée une fois pour toute …

Mais il est tard, Monsieur

Il faut que je rentre

Chez moi

Ces gens-là, Jacques Brel (1965).

Bibliographie

Abravanel Nicole, 2021, « Identitarismes », Lignes n° 65, à paraître.

Bayart Jean-François, 1996, L’illusion identitaire, Fayard.

Bouteldja Houria, 2016, Les blancs, les juifs et nous. Vers une politique d’amour révolutionnaire, La Fabrique.

Castoriadis Cornelius, 1981, « La logique des magmas et la question de l’autonomie », in C. Castoriadis, 1986, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil.

Condorcet Antoine de, 1988, [1794], Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Flammarion.

Gèze François, 2019, « Penser le monde à nouveaux frais », Mouvements n° 100.

Gunthert André, 2021, « Ne pas voir la race », L’image sociale, février 2021.

Jullien François, 2012, Entrer dans une pensée, Gallimard.

Lamoureux Diane, 2010, « Hannah Arendt : agir le donné », in Danielle Chabaud-Rychter et al., Sous les sciences sociales, le genre, La Découverte.  

Leclerc-Olive Michèle, 1998, « Les comptes rendus du devenir », Clés n° 38.

Leclerc-Olive Michèle, 2007, « Probabilités et formalisation du jugement » in Pierre-Antoine Fabre, Pascale Gruson et Michèle Leclerc-Olive (dir), Le sujet absolu. Une confrontation de notre présent aux débats du XVIIe siècle français, Editions Jérôme Million.

Leclerc-Olive Michèle, 2017, « L’identité narrative à l’épreuve d’une anthropologie du biographique » in Paulo Jésus, Gonçalo Marcelo et Johann Michel (dir), Du moi au soi. Variations phénoménologiques et herméneutiques, PUR.

Leclerc-Olive Michèle, 2018, « Transmettre lʼexpérience : une priorité ? De la subjectivité du migrant à celle du chercheur », Јοurnal des anthropologues. Hors-série 2018/5.

Maalouf Amin, 1998, Les identités meurtrières, Grasset.

Mead George Herbert, 1932, The Philosophy of the Present, Open Court.

Morin Edgar, 1990, Introduction à la pensée complexe, Seuil.

Pontalis Jean-Bertrand, 1997, Ce temps qui ne passe pas, Gallimard.

Ricœur Paul, 1990, Soi-même comme un autre, Seuil.  

Strauss Anselm, 1985, La trame de la négociation, L’Harmattan.

Tassin Etienne, 1997, « Qu’est-ce qu’un sujet politique ? », Esprit n°3-4.

Tassin Etienne, 2009, « Événements versus bifurcation : digressions philosophiques sur la raison des miracles », in Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti (dir) Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l'événement, La découverte.

Tassin Etienne, 2013, « Les gloires ordinaires », in Leclerc-Olive M. et Capitant S. A-t-on enterré l’espace public ?, Sens Public n° 15-16.  

[1] Dans les quartiers ‘défavorisés’ où s’est déroulée l’enquête du début des années 1990, quiconque observe l’accès à l’emploi en fonction des diplômes, est porté à conclure que l’origine (ici maghrébine) ‘explique’ les discriminations vécues par les jeunes qui ont cru pouvoir s’en sortir par l’école : pour un jeune d’origine maghrébine, plus il dispose de diplômes élevés, plus l’accès à l’emploi est comparativement difficile. Le marché de l’emploi dans l’agglomération lilloise a fabriqué (ou contribué à fabriquer) ce sentiment d’injustice, alors même que les ‘grands frères’ poussaient les jeunes à « bien travailler à l’école pour s’en sortir ». Cette observation, faite communément par les habitants du quartier, poussait à attribuer une consistance objective à l’origine ethnique (Leclerc-Olive, 1998, 76-77).  On notera que le poids de l’origine ethnique est ici l’explicandum et non l’explicans !    

[2] Le numéro des Actes de la recherche en Sciences Sociales publié en 1986 et intitulé L’illusion biographique (ainsi que son propre article dans cette livraison) accueillait pourtant deux textes de Michael Pollak sur l’expérience concentrationnaire.   

[3] Nicole Abravanel, 2021, « Identitarismes », Lignes n° 65, à paraître.

[4] En ‘sociologisant’ l’analyse – classe, race, genre, etc. – ces problématiques tendent au fond à dépouiller les situations de leur caractère éminemment politique. Si on y parle  de citoyenneté, c’est au sens où celle-ci exprimerait le ‘que’ de la personne et non le ‘qui’ possiblement émancipé de ses appartenances (Tassin, 1997). La tension entre ‘identité’ et ‘citoyenneté’ est analogue au fond à celle qui sépare les notions de société civile et d’espace public (Leclerc-Olive, 2013).

[5] La notion de ‘basculement’ n’a pas ici exactement la signification que lui donne Jérôme Baschet dans son dernier ouvrage, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables (2021). Si je souscris à la critique qu’il développe à l’encontre de la notion d’effondrement, ce billet met l’accent sur la relative autonomie des champs (du savoir, des activités économiques, etc.) et donc de la possibilité de ‘basculements locaux’ possiblement décalés dans le temps et/ou orientés différemment.

[6] Développer une pensée de la complexité suppose a minima de reconnaître le caractère toujours précaire des propositions exposées. Celles-ci requièrent d’être examinées par des pairs, d’être soumises au débat critique. La dimension temporelle et provisoire du savoir ne peut être gommée. En particulier l’écart entre les termes d’un couple épistémique – même lorsqu’ils ont, comme ici, vocation à être compatibles – est consubstantiel de la dynamique de la recherche : c’est même cet écart – ces références croisées entre écoute ‘du terrain’ et propositions théoriques – qui la relance sans cesse. Ce serait donc une erreur de substituer purement et simplement aux données empiriques – ici aux revendications  identitaires – un modèle théorique explicatif. La tension entre les deux doit être gardée ouverte.

[7] Inouï est ici pris dans son sens littéral – qui n’est pas entendu – et usuel – hors du commun, extraordinaire. En ce sens, cette souffrance (et cette expérience) n’est pas étrangère à celle dont ont témoigné les rescapés des camps nazis. La difficulté à dire et à être entendu a été traitée par de très nombreux auteurs à qui d’une manière ou d’une autre cette expérience a été ‘transmise’.

[8] Voir la note supra concernant les enquêtes dans les quartiers défavorisés menées au début des années 1990.

[9] Le billet Les affaires hollandaises, notes d'un traducteur posté sur son blog par le traducteur André Markowicz exprime avec une très grande justesse la commune révolte ressentie par beaucoup à l’occasion de cet événement.

[10] On peut penser que ce n’est là en effet que la conception de la société civile – celle promue par la Banque mondiale au début des années 1980 – portée à son comble (Leclerc-Olive, 2013).

[11] « L'intolérance religieuse était commune à toutes les sectes, qui l'inspiraient à tous les gouvernements. Les papistes persécutaient toutes les communions réformées ; et celles-ci, s'anathématisant entre elles, se réunissaient contre les  antitrinitaires, ... » (Condorcet, 1794 : 126).

[12] « les individus sont catégorisés socialement, se réduisant à ce qu’ils sont plutôt que de s’apparaître mutuellement comme qui ils sont, dans la mesure où ils sont réduits à leurs assignations identitaires plutôt qu’aux projets et valeurs dont ils sont porteurs. » (Lamoureux, 2010, 472).

[13] Le pluriel veut souligner la pluralité des conceptualisations temporelles que n’épuisent pas les figures classiques (passé/présent/futur, flèche du temps, continuité, linéarité, etc.).

[14] Le récit qui donne sens à la notion d’identité narrative se donne comme une ‘médiation’ entre identité et temporalité biographique, il peut se révéler difficile voire impossible à élaborer.  Il est alors plus prudent de parler de références croisées, laissant ‘cri de souffrance’ (identité) et ‘discours savant’ sur des plans différents.   

[15] A plusieurs reprises Ricœur utilise indifféremment ‘médiation’ et ‘références croisées’ (Leclerc-Olive, 2017). Pour notre propos, ces notions ne s’équivalent pas.  

[16] Eric Fassin a publié sur son blog Mediapart  une introduction pédagogique très bienvenue au concept d’intersectionnalité (https://blogs.mediapart.fr/tools/print/945207).

[17] C’est notamment à ce titre qu’une histoire n’est pas un simple processus.

[18] La notion de ‘références croisées’ est ici cruciale : elle reconnaît la complexité qu’il convient de sauvegarder au niveau de l’analyse.

[19] Ce n’est évidemment pas le premier. « Dans les années 1980, le reflux brutal des courants structuralo-marxistes avait laissé une sorte de champ de ruines intellectuel, conceptuel. Si on voulait pouvoir à nouveau penser le monde de façon critique, il fallait fabriquer de nouveaux outils, de nouveaux concepts. » (Gèze, 2019). Forger de nouveaux concepts, tout en  créant la possibilité de s’identifier aux exclus (vaincus ?) de ce monde dominant auquel appartient la plupart des fabricants de concepts.  

[20] Lequel ne se confond pas avec le concept arendtien (Tassin, 2013).

[21] « S'ils aboutissent à des conclusions opposées, les racistes et de nombreux antiracistes ont en commun l'obsession de réduire les gens à des catégories raciales abstraites. (…) De part et d'autre, l'identité raciale se voit sacralisée et interprétée comme quelque chose de figé et de déterminant, d'une ampleur presque surnaturelle » (Delarche, 2021).

[22] Plus encore, prendre au sérieux la dimension temporelle des phénomènes sociaux sous analyse, peut inverser des diagnostics qui nourrissent les clichés de l’opinion publique. Il y a plus d’un quart de siècle déjà, on observait que contrairement au dogme en vigueur, les quartiers ‘défavorisés’ n’étaient pas « précarisants » mais « précarisés »[22] : affaiblissant l’opinion selon laquelle c’est de vivre dans ces quartiers qui peu à peu isole et fragilise les conditions d’existence des habitants. Il suffit en effet de distinguer les populations en fonction de leur ‘temps de séjour’ dans le quartier, pour noter que ce sont les derniers arrivés qui connaissent la plus grande précarité (Leclerc-Olive, 1998 : 82-83).

[23] Le recours à la fiction est parfois un détour pour « ne pas taire ce qu’on ne peut pas dire ».

[24]https://www.researchgate.net/publication/331839789_White_Adam_and_Black_Eve_A_1770_painting_at_the_Old_Pharmacy_Calw_Southern_Germany_and_the_scientific_discourse_of_the_time_on_heredity_skin_colour_variation_and_race

[25] On aura noté que l’auteur utilise ‘la langue d’hier’ pour titrer son récit qui n’est ni un portrait, ni un plaidoyer manichéen.  Mais le sous-titre est sans ambiguïté : Désapprendre l’idée de race.  

[26] Voir le billet de Michel Delarche, Thomas Chatterton Williams contre l'essentialisme racialiste, posté le 3 mars 2021 sur Mediapart.fr.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.