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Billet de blog 15 juin 2023

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Genèse et internationalisation de la justice environnementale

Travail universitaire portant sur l'internationalisation de la justice environnementale et ses apports dans le développement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et l'investissement socialement responsable (ISR).

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  • Introduction

La notion de « justice environnementale » a émergé dans un premier temps dans un contexte local, notamment aux Etats-Unis, dans le cadre de mouvements locaux dénonçant des situations d’injustice en lien avec des conditions environnementales spécifiques.[1]

Elle a notamment été portée par l’Indigenous Environmental Movement (IEM ci-après), qui émerge au début des années 1950 dans un contexte de défense des terres appartenant aux natifs américains et de lutte pour les droits civiques, pour le droit à la propriété et contre l’appropriation des terres indigènes aux Etats-Unis.

La notion de « justice environnementale » émergera aux Etats-Unis, d’abord dans un contexte local en réponse à des projets d’aménagement du territoire considérés comme discriminatoires, avant de devenir un enjeu international aujourd’hui porté par plusieurs Organisations Internationales et ONG. A titre d’exemple, le PNUD a publié le 17 juin 2022 un rapport dans lequel il préconise notamment d’œuvrer « […] pour une justice environnementale à la fois distributive, et coercitive pour punir les dommages à l’environnement[2] […] »

Nous tenterons par le biais d’un plan en deux parties de comprendre d’une part comment la justice environnementale, un enjeu à l’origine local et conjoncturel (en réponse à des projets d’aménagement du territoire par exemple), est devenue un outil, une grille de lecture globale aujourd’hui portée par un ensemble d’acteurs très vaste (militants, organisations internationales, ONG, etc.). D’autre part, nous verrons comment la justice environnementale s’est construite à l’international, notamment à l’attention des entreprises par le biais de politiques symboliques et incitatives, et se poursuit aujourd’hui par une dynamique plus coercitive notamment avec l’investissement socialement responsable sur lequel nous reviendront ultérieurement.

  • La justice environnementale : passage du local au global
  • Genèse de la notion de « justice environnementale »

Les termes « justice environnementale » et « racisme environnemental » apparaissent en 1982 aux Etats-Unis lors de manifestations surnommées « PCB Protests » qui ont lieu dans le comté de Warren en Caroline du Nord.

Pour résumer, l’Etat a désigné des terrains situés dans une zone où résidait une population majoritairement afro-américaine pour accueillir un entrepôt de produits chimiques. La population a tenté de lutter en vain contre ce projet. Les eaux usées de l’usine vont contaminer le réseau d’eau local, ce qui déclenchera une vague de manifestations.

L’IEM va porter un discours politique selon lequel le quartier a été ciblé sciemment par l’Etat comme lieu idéal pour placer ce type d’installation. En effet, la population d’un des quartiers les plus pauvres de Warren, composée à 65% d’afro-américains et vivant à 25% sous le seuil de pauvreté, ne dispose pas du pouvoir politique nécessaire pour s’opposer à ce projet.

L’IEM, qui s’est focalisée dès sa création sur la lutte contre plusieurs projets d’implantation de lieux de stockage et de dépôts de déchets radioactifs à proximité de réserves appartenant à la communauté native américaine, élargit ainsi son champ d’action.

D’une perspective globale, l’écologie commence à être considérée comme un enjeu de société à partir des années 1960-70, portée notamment par le mouvement Hippie qui se dresse en opposition à une société de consommation incontrôlée et qui s’adresse en particulier à la société civile.

En 1972, une étude mettant en lumière la présence de pluies acides dans les montagnes du New-Hampshire marque le point de départ d’une réflexion plus vaste sur les conséquences de l’homme sur son environnement.[3] Le passage à l’anthropocène sera fera l’objet de débats lors des discussions du sommet de Rio sur lequel nous reviendrons ultérieurement. [4]

  • L’internationalisation de la « justice environnementale » lors du sommet de Rio en 1992

L’IEM change de nom en 1990 et devient le « Indigenous Environmental Network » (IEN ci-après). En 1991, le First National People of Color Summit de Washington D.C. marque un le début de l’intégration de la justice environnementale dans le champ des politiques internationales.

Ce sommet, financé par la United Church of Christ (église protestante américaine représentant 140 millions de fidèles aux Etats-Unis), réunit 650 représentants de l’ensemble des Etats américains et plusieurs chefs d’Etat étrangers (Mexique, Chili, etc.) afin d’élaborer les « 17 principes de la justice environnementale » qui seront repris un an plus tard à l’occasion du « Earth Summit » de Rio en 1992.

Ces sommets marquent un moment d’ouverture. La justice environnementale était à l’origine pensée comme une réponse à des luttes conjoncturelles (en réponse à un projet d’aménagement urbain par exemple) se livrant à une échelle locale. Ces sommets marqueront une reconnaissance des principes de justice environnementale comme des enjeux globaux : santé publique, sécurité des travailleurs, transports, etc.

Une cinquantaine d’entreprises transnationales réunies au sein du consortium BCSD (business council for substainable development) par le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny, prendront également part aux discussions lors du sommet de Rio aux côtés des ONG, OI et chefs d’Etats présents.

Nous verrons dans la prochaine partie comment l’arrivée de la justice environnementale dans le champ politique international s’inscrit dans la continuité d’une mutation des entreprises, marquée par l’apparition d’une règlementation visant à les inciter à limiter l’impact potentiellement néfaste qu’elles pourraient avoir sur leur environnement et sur l’ensemble des « parties prenantes » (notion sur laquelle nous reviendront ultérieurement.

  • La responsabilité sociale des entreprises (RSE) : la justice environnementale incitative
  • La responsabilité sociale des entreprises (RSE) 

La RSE apparait au début des années 1950, portée notamment par les travaux de Howard Bowen, pasteur protestant et économiste d’origine américaine.[5] Il développe dans son ouvrage Social Responsibilities of the Businessman paru en 1953 la notion de « corporate social responsibility » (responsabilité sociale des entreprises).

Bowen parle de la RSE comme « l’obligation des entrepreneurs à mettre en œuvre des politiques, prendre des décisions ou suivre des lignes d’action qui sont désirables en relation aux objectifs et valeurs de la société.[6] »

La RSE entre dans le champ académique à la fin des années 1960, poussée par un rapport de la fondation Ford publié en 1959 qui préconise la création d’une nouvelle formation au sein des business schools portant sur l’environnement légal, social et politique des entreprises. En 1974, la totalité des établissements supérieurs américains enseignent au moins un cours portant sur la RSE.

Le sommet de Rio marque une accélération, on voit rapidement émerger les premières normes internationales relatives à la RSE. La norme ISO 14 000 visant à mesurer l’impact de l’entreprise sur son environnement (matières premières, rejets dans l’eau, etc.), une des premières normes internationales en matière de RSE, voit le jour en 1996.

La Commission Européenne définit la RSE comme « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementale à leurs activités commerciales en relation avec les parties prenantes. »

La notion de « partie prenante » (stakeholder) apparait en 1984 avec les travaux d’Edward Freeman qui la définit comme « tout groupe d’individus qui peut affecter, ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels. [7] »

Freeman développe la « stakeholder theory » ou la nécessité pour une entreprise de créer de la valeur pour toutes les parties prenantes (fournisseurs, employés, communautés résidant sur les lieux d’implantation, clients, etc.) et pas uniquement les « parties prenantes internes » (direction, cadres, investisseurs, etc.).

Cette logique, en droit français, oblige par exemple les entreprises souhaitant exercer certaines activités à l’étranger d’entreprendre des démarches visant à limiter et contrôler l’impact de cet exercice sur le tissu local.

En 1997, Ronald Mitchell crée la « grille de Mitchell » pour classer les différentes parties prenantes d’une entreprise en fonction de 3 attributs qui sont la légitimité, le pouvoir et l’urgence. [8]

Mitchell distingue plusieurs catégories de stakeholders. Les « expectant stakeholders » disposent de deux attributs, ils « attendent » quelque chose en retour, ils sont intéressés au projet et ont une position active. Ils se découpent en 3 sous catégories : les « dépendants » (possédant l’urgence et la légitimité), les « dangereux » (pouvoir et urgence) et les « dominants » (pouvoir et légitimité).

Trois autres sous-catégories représentent les parties prenantes qui ont un seul attribut. Les « dormants » disposent du pouvoir d’imposer leur vision sur l’organisation mais ne disposent pas de la légitimité ou du critère d’urgence pour le faire. Les « discrétionnaires » possèdent la légitimé mais manquent du pouvoir et du critère d’urgence nécessaire à influencer l’organisation. Les « demandeurs » disposent de revendications urgentes mais ne disposent pas du pouvoir et de la légitimité nécessaires pour attirer l’attentions des décisionnaires.[9]

Ces travaux serviront de base à l’élaboration des premières règlementations en matière de RSE. L’application de ces règlementations se veut purement volontaire mais nous verrons dans une prochaine partie comment ils servent en réalité à l’élaboration d’indicateurs de performance extra-financiers visant à orienter les investisseurs vers des entreprises « socialement responsables. »

  • L’investissement socialement responsable (ISR) : les débuts d’une justice environnementale coercitive ?

L’investissement socialement responsable (ISR ci-après) est une « grille d’analyse extra-financière pour les acteurs financiers. »

Plusieurs agences de notations « extra-financières » voient le jour à la fin des années 1990, portées notamment par l’initiative du sommet de Rio pour noter la politique RSE et la gouvernance des grandes entreprises cotées. Ces agences sont chargées d’élaborer une notation qu’elles vendent par la suite aux gestionnaires de fonds ISR. La principale agence française, Vigeo Eiris, voit le jour en 2002.

Ces agences ont conclu des partenariats avec des sociétés productrices d’indices boursiers et ont crée des indices qui rassemblent les entreprises les mieux notées sur le plan RSE (exemple : les Dow Jones Substainability Indices).

A l’échelle européenne, les investisseurs institutionnels (banques, assurances, etc.) représentent 70% du marché et 92% des encours de fonds ISR. Le marché reste une « niche » mais présente une croissance constante.

On voit avec l’apparition de nouvelles formes de d’activisme environnemental comme les « coalitions d’actionnaires » (exemple : Carbon Disclosure Project), qui réunissent des investisseurs privés dans le but de coordonner une action (vote d’une résolution à l’assemblée générale, investissement coordonné, etc.) et influencer la politique environnementale et RSE des entreprises. 

  • Conclusion

Les associations qui ont porté la justice environnementale lors des manifestations de Warren, apparue dans un contexte local et conjoncturel, sont parvenus à « intéresser » des acteurs des champs politique (ONG, Organisations Internationales, etc.) et économique mondiaux. Dès lors, les principes de la justice environnementale ont commencé à être intégrés à des règlementations, notamment à destination des entreprises qui jouissaient d’incitations pour les mettre en place (logique économique, image, etc.).

La construction à partir du début des années 2000 d’un système de notation des entreprises sur la base de leur performance RSE et l’évolution de ce marché ces 20 dernières années, avec l’apparition de coalitions d’actionnaires et un intérêt croissant des investisseurs institutionnels, montre un possible passage à un modèle plus « coercitif » qui viendrait pénaliser les entreprises qui ne respectent pas les normes RSE/ESG (Environnement, Social et Gouvernance).

On peut penser que les principes de la justice environnementale ont été intégrés aujourd’hui à une à une politique internationale visant à établir un cadre juridique permettant de quantifier et de pénaliser l’impact environnemental conséquent à l’implantation d’une activité économique

[1] BLANCHON David, MOREAU Sophie, VEYRET Yvette, « Comprendre et construire la justice environnementale », Annales de géographie, 2009/1-2 (n° 665-666), p. 35-60. DOI : 10.3917/ag.665.0035.

[2] DE ANDRADE CORREA Fabiano, « Environmental justice: securing our right to a healthy and sustainable environment », United Nations Development Programme, 17 juin 2022

[3] Likens Gene E., Bormann F. Herbert et Johnson Noye M., « Acid Rain », in Environment: Science and Policy for Sustainable Development, no 2, vol. 14, mars 1972, p. 33‑40.

[4] Gleizes Jérôme, « De 1992 à 2012, les sommets de la Terre à Rio ou l’extension de la marchandisation du monde », in Mouvements, no 2, vol. 70, 2012, p. 99.

[5] GOND Jean-Pascal, IGALENS Jacques, « Genèse de la responsabilité sociale de l'entreprise », dans : Jean-Pascal Gond éd., La responsabilité sociale de l’entreprise. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2014, p. 7-22.

[6] Bowen Howard R., Social Responsibilities of the Businessman, s.l., University of Iowa Press, 2013.

[7] Freeman R. Edward, Wicks Andrew C. et Parmar Bidhan, « Stakeholder Theory and “The Corporate Objective Revisited” », in Organization Science, no 3, vol. 15, juin 2004, p. 364‑369.

[8] Mitchell Ronald K., Agle Bradley R. et Wood Donna J., « Toward a Theory of Stakeholder Identification and Salience: Defining the Principle of Who and What Really Counts », in The Academy of Management Review, no 4, vol. 22, octobre 1997, p. 853.

[9] Ibid.

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