Ce texte fait suite à la conférence que j'ai donnée pour l'association « Pour une M.E.U.F (Médecine Engagée Unie et Féministe) ». Il ne comprend qu'une partie de la conférence à laquelle j'ai rajouté ou enlevé des éléments.
Disqualification des discours et actions anti-racistes, retour sur la polémique autour du Collectif « Globule Noir »
Ce n'est pas mon habitude de partager les élans de passions des conservateurs, leurs larmes de crocodile et leur cries d'orfraie, mais analyser ce qu'a été la polémique autour du collectif Globule Noir permet de mettre en exergue les mécanismes de disqualification qui sont mis en route dès que des minoritaires, ici des personnes racisées, s'organisent pour leur défense.
La liste de médecins noirs qu'a produite Globule Noir était une réponse au constat que lorsque nous sommes Noirs, nous sommes exposés à un traitement différencié par le système médical, cette liste se voulait une liste ressource pour les personnes noires, les permettant ainsi d'avoir accès à des médecins qui comprennent les difficultés auxquelles les Noirs sont confrontés dans le système médical. Mais les levées de boucliers, qu'ils soient médiatiques, politiques, ou bien médicales, nous amènent à une conclusion : se défendre lorsque nous sommes non-blancs est une tâche impossible, le moindre geste d'auto-défense sera converti en attaque contre le monde blanc.
Il suffit de lire les articles de presse d'août 2020 qui faisaient référence à la polémique – tout en l'alimentant – pour voir la colère, l’incompréhension et la peur irrationnelle que produisent des Noirs qui s'organisent face à un système médical qui n'a pas su prendre soin d'eux. Pire, un système médical qui les maltraite et les persécute tout en niant les avoir maltraité et persécuté, et qui n'hésite pas à s'offusquer quand ces minoritaires maltraités et persécutés s'organisent pour prendre soin de leur santé.
À la relecture de ce qu'a été cette polémique, j'ai pensé au travail de la philosophe Elsa Dorlin dans son livre Se défendre quand elle écrit : « Le renversement du sens de l'attaque et de la défense, de l'agression et de la protection, dans un cadre qui permet d'en fixer structurellement les termes et les agents légitimes, quelle que soit l'effectivité de leurs gestes, transforme ces actions en qualité anthropologiques à même de délimiter une ligne de couleur discriminant les corps et les groupes sociaux ainsi formés. […] Elle sépare […] ceux qui sont agents (agents de leur propre défense) et ceux qui témoignent d'une forme de puissance d'agir toute négative en tant qu'ils ne peuvent être agents que de la violence "pure". […] Cette violence les hommes noirs en sont toujours rendus responsables : ils en sont la cause et l'effet, le commencement et la fin. »1.
Quelques pages plus loin, Elsa Dorlin continue et écrit : « Dans le monde colonial, les corps colonisés sont partout entravés : il est strictement impossible de se défendre physiquement et psychiquement contre la violence. Le colonisé se tient ainsi à côté de son propre corps, il regarde son corps violenté, un corps méconnaissable et inhabitable, pris dans l'inertie du cycle indéfini de la brutalité. »2. À bien des égards ces extraits correspondent à l'expérience que font les personnes non-blanches du monde social, et ici l'expérience qu'elles font du système médical. Ce qu'écrit E. Dorlin sur les moyens de défense physiques peut-être appliqué aux moyens de défense structurels/politiques comme l'organisation d'un collectif comme Globule Noir. Si les oppositions à une liste de médecins noirs ont été si virulentes c'est parce que le monde médical et la société dans son ensemble – inconsciemment ou pas – refusent que des Noirs se défendent face à la domination blanche. Aujourd'hui dans le système médical les personnes non-blanches se tiennent à côté de leur corps, corps qui se détériore.
Le geste de défense que constitue cette liste ressource sera traduite comme une attaque par le monde blanc, au point qu'il sera possible pour l'Ordre des médecins et l'Ordre des infirmiers d'écrire dans leur communiqué de presse : « L’Ordre des médecins et l’Ordre des infirmiers ne peuvent accepter que de telles accusations de racisme soient portées à l’encontre des soignants, attentant à leur honneur et jetant le discrédit sur leurs professions. Tout comme ils ne peuvent accepter que la santé, pilier de notre pacte social, soit soumise aux sirènes du communautarisme et de la division, dans une période où notre société se doit, plus que jamais, d’être unie. »3. Quand des Noirs s'organisent pour prendre soin d'eux, l'Ordre des médecins et l'Ordre des infirmiers s'inquiètent plus pour leur honneur.
On peut aussi lire dans ce communiqué : « Engagés au service de la population, les professionnels de santé ont prêté serment de soigner avec le même dévouement et la même abnégation, quelles que soient les origines, la couleur de peau, la situation sociale ou les orientations religieuses, philosophiques ou sexuelles de leurs patients. Ils les écoutent, les examinent et les prennent en charge dans le respect de chacun, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. ». Il semble nécessaire de rappeler à l'Ordre des Médecins et à l'Ordre des Infirmiers que proclamer une chose ne suffit pas à la rendre réelle. Il ne suffit pas de prêter serment de soigner chaque patient avec le même dévouement pour que ce soit le cas, proclamer ne suffit pas à changer l'organisation du monde social et les mécanismes de domination qui le régissent.
Mais dans toutes les inepties qu'ont pu écrire l'Ordre des Médecins et l'Ordre des Infirmiers, c'est le dernier paragraphe qui me semble le mieux décrire ce qu'est le système médical. Ils écrivent : « le CNOM et le CNOI se réservent le droit d’engager toute action permettant de mettre fin à ces pratiques contraires aux principes de la profession et du droit. Ils saisiront également le Ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, et la CNIL à ce sujet. », il faut lire ce dernier paragraphe comme une promesse qu'ils font de continuer de lutter contre les personnes racisées qui se défendent face à une médecine violente. Peu importe que le système médical ne sait pas prendre en charge la douleur des patients noirs, peu importe par exemple que les dermatologues ne savent pas diagnostiquer les maladies dermatologiques sur les peaux noirs car les livres de dermatos ne montrent que les symptômes sur les peaux blanches, la priorité pour le CNOM et le CNOI c'est de s'assurer que les non-blancs ne puissent pas s'organiser pour prendre soin d'eux.
La question n'est pas de remplacer chaque médecin blanc par un médecin noir, ce n'est pas parce qu'on est Noir qu'on est protégé de l'inconscient blanc, on l'intériorise aussi. Mais du moins, la position qu'on occupe dans le monde social peut permettre de comprendre ce par quoi doivent passer celles et ceux qui occupent la même position que nous. En même temps qu'en France, le CNOM et le CNOI s’étouffaient de voir que des Noirs prennent en charge leur santé, le Guardian publiait un article sur une étude américaine qui montrait que les bébés noirs avaient trois fois plus de chance de mourir lorsqu'ils étaient pris en charge par un médecin blanc que par un médecin noir.4
On peut dire sans exagération qu'un système médical qui agit activement contre l'organisation des personnes racisées pour leur santé est un système médical qui lutte contre la santé des personnes racisées. On peut aller plus loin en disant que l'Ordre des médecins et l'Ordre des infirmiers en se proclamant être d'une médecine universaliste contre une médecine communautaire sont en fait d'une médecine communautaire qui ne dit pas son nom. Ces Ordres, qu'ils en aient conscience ou non, qu'ils le reconnaissent ou non, portent une médecine blanche, une médecine qui refusent d'entendre, de voir, et de reconnaître que l'expérience que font les patients blancs dans le système de santé n'est pas la même que celle que font les patients noirs.
Le sociologue Pierre Bourdieu dans Les héritiers a montré que malgré toute la bonne volonté – réelle ou pas – que peuvent avoir les professeurs, le système éducatif fonctionne à l'élimination des classes populaires dans l'éducation. On peut se poser la question suivante : Que produit objectivement le monde médical ? Dans Combat Adama co-écrit avec Assa Traoré, le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie écrivait : « Nous ne pouvons vivre dans ce monde et croire aux institutions et aux idéologies qui les soutiennent qu'à condition que certaines réalités soient renvoyées à une zone d'invisibilité. Lorsque nous appréhendons ces réalités, le monde apparaît sous un autre jour et la fonction réelle des institutions aussi. Les décrire ne signifie donc pas seulement augmenter l'espace du visible : c'est interpeller le monde dans sa constitution même, confronter chacun aux privilèges dont il jouit et aux mécanismes de persécution qui sont solidaires des avantages dont, consciemment ou inconsciemment, il profite (le simple fait, par exemple, de pouvoir marcher dans la rue sans être contrôlé ou avoir peur de l'être). »5. Il ne suffit pas de s'arrêter à ce que le monde médical et les agents qui le constituent proclament, il y a des réalités sociologiques objectivement vérifiables. Le monde médical qui prétend soigner tout le monde avec le même dévouement ne le fait pas, et disons-le le système médical met à mal la santé des personnes racisées, et lutte avec force contre toute action qui pourrait tendre à améliorer la santé de celles-ci.
1. Elsa Dorlin, Se défnedre p.14
2. Ibidp.33
4. https://www.theguardian.com/world/2020/aug/17/black-babies-survival-black-doctors-study
5. Assa Traoré, Geoffroy de Lagasnerie, Combat Adama p.14