Le 25 janvier 2023, Le Monde publiait un article de Séverine Graveleau, sobrement intitulé « L’entrée en master creuse les inégalités sociales », dans lequel la journaliste, bien avant l’ouverture de la plateforme Monmaster.fr montrait que l’ouverture sociale promise en licence (bien que déjà compromise par les inégalités matérielles et économiques limitant la mobilité géographique et le choix même des études) s’amenuise comme peau de chagrin avec l’entrée sélective en M1.
Aujourd’hui plus que jamais, les étudiants français en bac+3 observent avec impuissance l’injustice d’une sélection aléatoire, opaque, dont Parcoursup semble avoir été la triste anticipation pour l’entrée en licence. Mais Monmaster va plus loin encore depuis le 23 juin 2023, date à laquelle les étudiants ont eu accès aux résultats d’admission en master pour la poursuite de leurs études. Nombreux sont ceux qui n’ont rien obtenu, au nom de places limitées, et d’un tri sélectif dont les critères ne sont pas connus des élèves eux-mêmes. Qu’ils aient validé leur licence, ou khubé leur classe prépa dans ce but n’y change rien ; qu’ils aient fourni un travail acharné, et même obtenu des notes satisfaisantes, voire très satisfaisantes, ne semble pas suffire pour obtenir le précieux sésame : les portes de l’université leur sont fermées, mettant fin à la possibilité de poursuivre leurs études dans la voie qu’ils avaient choisie. Quelle démocratie peut-elle s’accommoder d’un dispositif qui entrave le droit de chacun à continuer à apprendre et se spécialiser ? Quel principe peut-il autoriser la non publicité des critères d’admission, sans violenter les fondements du pacte social républicain ?
Revenons un peu aux modalités d’inscription pour y voir plus clair : la nouvelle plateforme permettait, du 22 mars au 20 avril 2023, de candidater en ligne par la constitution d’un dossier qui inclut bulletins de notes des trois années d’études post-bac, CV, lettres de motivation, projets de masters, et même lettres de recommandation. Ainsi, quand ils candidatent à un master, les étudiants sont invités à renseigner les moyennes obtenues au cours des cinq semestres qui précédaient la constitution des dossiers, dans l’espoir que celles-ci soient analysées avec justesse et pertinence par la suite, sans la possibilité néanmoins d’indiquer leur provenance (ainsi les étudiants de CPGE par exemple, pourtant connue comme étant une formation spécifique extrêmement exigeante, se trouvent alignés sur des moyennes non différenciées avec celles des autres parcours ; et si l’on ajoute que la période de finalisation des dossiers coïncidait avec les périodes de révision et de concours d’entrée aux grandes écoles, il est indéniable que la procédure Mon master leur est pleinement défavorable). Les candidats savaient néanmoins que le nombre de places est limité, sans mesurer à quel point, ce 23 juin...
L’école laïque et publique a été mise en place afin de garantir l’égalité des chances et de promouvoir une forme d’ascension sociale aux étudiants issus de milieux défavorisés ou moyennement aisés, afin de combattre efficacement la reproduction sociale telle qu’elle a été définie par Bourdieu depuis longtemps déjà. Cependant, les résultats d’admission alarmants remettent en question cette promesse républicaine. Les refus catégoriques ou les positions en liste d’attente rendant irréaliste l’ambition d’intégrer un master, plongent les étudiants dans un état d’incompréhension et de désolation totale. C’est leur avenir professionnel qui leur est refusé.
Le message envoyé à la jeunesse par ces multiples refus – méprisant l’investissement d’étudiants dont le sérieux et l’assiduité n’est parfois plus à prouver – est que l’école publique est devenue l’affaire d’une élite invisible, au nom d’une méritocratie obscure, incapable d’expliciter ses propres attentes. On se dirige vers la fin de l’école publique et la privatisation de masse, conformément au modèle américain dont le gouvernement s’inspire depuis quelques années. Pourtant, le problème de dettes des étudiants américains, et les suicides et abandons d’études à cause de ces dettes sont un tel problème sociétal que le pardon des dettes étudiantes est devenu un enjeu politique majeur d’une des démocraties les plus puissantes de la planète. Or, le système public français, avant la création de cette plateforme pourtant censée faciliter la procédure de candidature aux masters, protégeait les étudiants de tels travers, en leur garantissant de jouir de leur droit à la poursuite des études. Aujourd’hui, ce droit est violé par ces refus violents qui refusent à de trop nombreux étudiants un avenir. La réduction des subventions et des postes à l’université mène à une pénurie de places en master, ce qui transforme les procédures d’admission en véritables luttes de places, où se joue une autre lutte contre l’élite de la bourgeoisie.
Cette situation frise le statut anticonstitutionnel et les étudiants sont en droit de saisir les autorités compétentes pour rectifier cette injustice. Cependant, la procédure de saisine rectorale a été complexifiée, niant ce droit aux étudiants trop loin en liste d’attente pour pouvoir saisir le recteur. Ainsi, des étudiants seront stressés jusqu’au 21 juillet, sans recours possible. Cela est inadmissible et témoigne du mépris dans lequel les étudiants dans le public sont tenus par les responsables et organisateurs de cette nouvelle procédure d’admission.
Si les critères retenus sont ceux d’une soi-disant « méritocratie », pourquoi alors un étudiant admissible à l’ENS, ainsi qu’à toutes les grandes écoles de la BEL pour lesquelles il a candidaté, peut- il se retrouver sans aucune proposition de master ? Quels sont les véritables critères ? Pourquoi tenir tous les étudiants du public dans une telle indifférence et un tel mépris, contrevenant ainsi à leur droit à la poursuite des études ? Pourquoi refuser des masters avec des justifications floues, voire fausses, à des étudiants dont les résultats sont pourtant suffisamment bons puisqu’ils ont validé leur licence ? Ces situations, qui devraient relever de la fantaisie, révèlent un dysfonctionnement important de la procédure d’admission en master telle qu’elle est proposée par la nouvelle plateforme.
Professeurs, parents d’élèves et étudiants sont inquiets autant qu’atterrés : leur impuissance face à ce scandale qui remet en cause les principes républicains d’égalité des chances, qui nie la possibilité, grâce à la poursuite d’études dans le public, de bénéficier d’une ascension sociale, est celle que le citoyen éprouve ailleurs face au délabrement des services publics, à la logique comptable qui au plus haut de l’Etat semble se moquer de toute protestation sociale, de tout soulèvement populaire. Or, la jeunesse est l’avenir d’une société, son éducation la force de ce qu’elle cherche à transmettre.
Quel espoir laissé à des étudiants qui ont fait face, depuis les confinements lors de la crise sanitaire, à une indifférence cruelle de la part du gouvernement ? Que dire à ceux qui travaillent sérieusement, progressent grâce à leurs efforts, sans pour autant pouvoir jouir de leur droit à la poursuite des études ? Que leur dur labeur aura été inutile en fin de compte, que la République ne le reconnaît pas, qu’ils ne pourront tout simplement pas poursuivre leurs études et devront alors rester prisonniers de leur classe sociale d’origine parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir des formations privées particulièrement onéreuses ? C’est en tout cas le message qui leur est envoyé aujourd’hui, quand ils font face, malgré leur travail et investissement, à des refus catégoriques ou dissimulés en liste d’attente interminable.