Chronique du 28/11/2008
Ce 20 novembre, le portail Europeana n’était accessible que pour les “Happy few”. Avec 10 millions de visiteurs par heure, il a été victime de son succès et de la publicité autour de son lancement. Il sera plus robuste et disponible à nouveau à la mi-décembre. Pour le moment, nous sommes tous en attente de la promesse du site phare de la culture européenne sur le web. Le nouveau logo du portail est éloquent à cet égard: pensez culture. Il faudra peut-être le modifier encore pour dire: pensez culture numérique? Pourquoi?
Parce qu’un portail accueillant textes et documents imprimés, photos et images numérisés, des objets divers et des archives d’une provenance multiple qui sera accessible en 23 langues, ne doit pas se limiter à un site de consultation relativement fixe et à un site voué à la simple restitution des objets du patrimoine culturel. Sa première mission, telle qu’elle a été définie par la Commission Européenne, misait principalement sur l’accès et la numérisation: accès accru aux collections déjà numérisées et numérisation accélérée du patrimoine culturel. Bref, une bibliothèque européenne numérique et ouverte à tous. Les créateurs du portail ont choisi d’y joindre une dimension Web 2.0: les utilisateurs seront invités à personnaliser leur accès au portail: choix de langue, choix de l’interface, sélection thématique préférée. Il s’agit de transférer le modèle de la sociabilité émergente, représentée par des portails comme Facebook et Flickr, dans le monde du savoir et de la culture. Mais ce qui caractérise le Web 2.0 va bien au-delà de la personnalisation: c’est l’interactivité. Ou, pour le dire plus clairement, c’est la dynamique entre l’innovation technologique et les pratiques et usages qui modifient continuellement l’adaptation sociale des plateformes. Plus encore, le Web 2.0 s’est essentiellement construit sur la base de plateformes vides: ce sont les usagers qui fournissent le contenu, qui partagent leur évaluation et leur réception des objets circulants sur les réseaux sociaux. Dans ce domaine, il n’y pas de place pour des objets qui appartiennent à un héritage culturel et historique, car tous les objets disponibles, ou la grande majorité d’entre eux, sont susceptibles de manipulation, de conversion et d’échanges qui ne respectent pas toujours leur forme originale ni leur histoire.
Comment négocier entre la nécessité de l’archivage, celle de la préservation et de la restitution des objets culturels et la réalité de l’interactivité du monde numérique? Comment allier l’impératif historique avec les promesses du participatif et de la libre circulation des idées comme des objets?
Il faut espérer qu’Europeana mettra en place une double stratégie: d’une part, un accès souple aux trésors du patrimoine européen et, d’autre part,une platforme accueillant aussi les nouveaux objets numériques; ce qui permettrait, au-delà de la personnalisation, un véritable engagement avec les objets et les utilisateurs, ce qui donnerait aussi lieu à de possibles innovations dans la production de nouveaux savoirs.
Le premier axe, celui de l’accès, devra être négocié entre les traditions nationales, les problèmes de copyright et de propriété intellectuelle, mais aussi devra penser le statut des objets numérisés, leur préservation et l’éthique qui guidera le choix de la numérisation au sens large du terme. Un second axe reste à inventer: on peut deviner quelques lignes de son profil actuel. Mais si le portail est vraiment ouvert au potentiel représenté par son succès le 20 novembre, il deviendra un lieu d’expérimentation et d’innovation sans pareil.
Rappelons-nous qu’Europeana existe en partie pour assurer la présence autonome de la culture européenne à l’âge du Cloud computing. Aux États-Unis, et ce malgré l’existence de projets de bibliothèques numériques, le soi-disant nuage est l’affaire des grandes sociétés de l’information: Amazon, Facebook, Google, MySpace et Microsoft. L’Europe a fait le choix d’une voie à la fois plus officielle et partiellement libre des contraintes du marché. Il reste que pour le moment, l’innovation et les nouveaux paradigmes nous viennent encore de l’autre côté de l’Atlantique. Le défi d’Europeana réside bien dans ce choix déterminant: numériser et rendre accessible, faire avancer la compétence numérique, mais aussi prendre le risque de l’expérimentation et d’une invitation à de nouveaux voyages culturels dans le riche paysage européen. Au-delà des langues et des frontières nationales, le portail, pour réussir, devra connaître ses utilisateurs et non pas simplement leur imposer une variation des législations nationales. L’enjeu est énorme car, vue l’échelle du portail et de ses ressources, il a la possibilité de modifier les perceptions et d’informer les opinions sur nos objets culturels les plus importants: la bibliothèque, le musée, le livre, l’image et le patrimoine.
Les nuages sont des grands voyageurs. Ils sont aussi souvent porteurs de changement et modifient le temps. Europeana sera-t-il le nom du nouveau nuage européen? Espérons-le car pour inspirer, il faut laisser échanger et partager.