En tant que professeure de mathématiques, je suis forcément sensible au discours récurrent sur la baisse du niveau scolaire en mathématiques en France. Les indicateurs s’accumulent, les comparaisons internationales se multiplient, et le récit dominant est désormais bien installé : le niveau baisse, inexorablement, et la France ferait moins bien que ses voisins. Pourtant, dans les classes où j’enseigne, une observation revient avec une régularité troublante : des élèves non francophones, parfois arrivés récemment sur le territoire, souvent très précarisés, présentent fréquemment un meilleur niveau en mathématiques que des élèves ayant suivi l’intégralité du parcours scolaire français.
Ce constat dérange parce qu’il contredit les explications les plus courantes. Il invalide l’argument de la langue, relativise celui de l’origine sociale prise isolément, et fissure l’idée selon laquelle les difficultés en mathématiques seraient le produit d’un manque individuel, cognitif ou culturel. Le débat public, lui, se replie presque systématiquement sur une explication comptable : le sous-financement de l’école publique. Ce facteur existe, évidemment. Mais s’y limiter empêche de poser une question plus profonde, et sans doute plus dérangeante : comment expliquer que la France, avec des budgets supérieurs à ceux de nombreux pays, produise des résultats moyens, voire médiocres, pour une large partie de sa population scolaire, tout en continuant à produire une élite mathématique reconnue mondialement ?
Cette contradiction n’est pas un accident. Elle est structurelle.
Le système éducatif français est historiquement faible en matière d’éducation populaire et d’appropriation collective des savoirs, tout en étant remarquablement efficace dans la production d’élites académiques. Cette coexistence n’est pas paradoxale : elle révèle un système qui n’a jamais été pensé prioritairement pour élever collectivement, mais pour sélectionner. L’enseignement des mathématiques, dans ce cadre, joue un rôle central.
Il est important de poser d’emblée une distinction souvent laissée dans le flou : celle entre les mathématiques comme pratique humaine et les mathématiques telles qu’elles sont instituées et enseignées à l’école. La critique qui suit ne porte pas sur les mathématiques en tant que telles, mais sur leur mise en forme scolaire, leurs usages institutionnels et les fonctions sociales qu’on leur assigne.
En France, les mathématiques scolaires sont introduites très tôt sous une forme abstraite, descendante et normative. Les notions apparaissent d’abord sous forme de définitions, de propriétés et de méthodes, avant même que les problèmes concrets qui leur ont donné naissance ne soient réellement explorés. L’élève est invité à reconnaître des types d’exercices, à appliquer des procédures attendues, à produire une forme correcte. La réussite scolaire repose alors moins sur la compréhension que sur la capacité à se conformer rapidement à un langage scolaire spécifique.
Cette manière d’enseigner valorise la restitution, la conformité et la rapidité. Elle marginalise l’erreur, le tâtonnement, l’exploration. Les mathématiques y sont présentées comme un corpus clos, extérieur à l’élève, déjà constitué, auquel il faudrait se plier. L’élève n’est pas convié à faire des mathématiques, mais à parler correctement la langue des mathématiques scolaires.
De nombreuses personnes en conflit durable avec les mathématiques situent leur décrochage autour de la classe de quatrième. Ce moment est décisif. La quatrième marque une bascule : on y introduit les théorèmes dits de Thalès et de Pythagore, leurs réciproques, leurs contraposées, et surtout leurs démonstrations formelles. Il ne s’agit pas seulement de nouveaux contenus, mais d’un changement de régime intellectuel rarement explicité. À partir de là, comprendre ne suffit plus : il faut justifier, nommer, ordonner, prouver selon des règles précises.
Ces théorèmes sont présentés comme l’œuvre de génies grecs individuels, alors même que leur paternité historique est complexe et largement débattue. Dans le cadre scolaire, l’oubli du nom dans une démonstration est sanctionné, même lorsque le raisonnement est juste. Le nom devient plus important que l’idée. Cette personnalisation du savoir invisibilise l’histoire réelle des mathématiques : une histoire faite de savoirs empiriques, collectifs, trans-civilisationnels, développés bien au-delà de l’Europe.
Ce choix n’est pas neutre. Il s’inscrit dans un récit civilisationnel où la rationalité est associée à l’Europe, à la Grèce antique, à des figures masculines blanches supposées incarner la raison pure. Les autres héritages sont effacés ou relégués. La mathématique scolaire devient ainsi un lieu privilégié d’une rationalité dominante, qui confond universalité et histoire particulière, et transforme une tradition située en norme générale.
Ce n’est pas un hasard si, en mathématiques plus qu’ailleurs, le discours du « talent » s’impose avec autant de force. Là où d’autres disciplines admettent l’apprentissage, le milieu, la progression, les mathématiques scolaires sont présentées comme un langage universel de la raison. Réussir ou échouer y apparaît alors comme la révélation d’une nature intellectuelle. Le « bon élève en maths » n’est pas seulement compétent : il est reconnu comme rationnel, maîtrisé, fiable. À l’inverse, l’élève en difficulté est renvoyé à une supposée incapacité à raisonner correctement.
Le paradoxe est d’autant plus frappant que les mathématiques sont à la fois la matière où le discours du « talent » est le plus omniprésent, et celle dont la réussite est la plus fortement corrélée à la catégorie sociale des parents. Autrement dit, là où l’on invoque le plus volontiers le don individuel, les déterminismes sociaux sont statistiquement les plus puissants. Cette contradiction est rarement interrogée : elle est neutralisée par le mythe du talent, qui permet de transformer un héritage social familiarité avec les codes scolaires, rapport légitime à l’abstraction, confiance dans sa propre intelligence en aptitude naturelle. Les mathématiques deviennent ainsi le lieu privilégié où une inégalité sociale se travestit en différence de capacités.
Dans une lecture fanonienne, ce mécanisme fait écho à une rationalité dominante historiquement associée au sujet blanc, civilisé, maître de ses affects, opposé au sujet dominé supposément gouverné par l’émotion, l’approximation ou l’irrationalité. La classe de mathématiques devient alors un espace où se rejoue symboliquement cette frontière : sous couvert de neutralité, elle distribue des certificats implicites de légitimité intellectuelle. Le professeur de mathématiques ne transmet pas seulement un savoir ; il est aussi celui qui, par l’évaluation et la reconnaissance scolaire, décerne souvent malgré lui des titres de « civilisation » scolaire à celles et ceux qui maîtrisent les codes attendus.
La classe de quatrième constitue un point de bascule également parce que c’est à ce moment que l’on commence à faire des mathématiques selon un modèle hérité des Éléments d’Euclide. Les mathématiques scolaires prennent alors la forme d’un enchaînement codifié : définitions formelles, propositions, démonstrations structurées autour d’hypothèses et de conclusions présentées comme définitives.
Ce formalisme a une puissance conceptuelle indéniable et a joué un rôle majeur dans l’histoire des mathématiques. Mais il constitue aussi un choix historique particulier. Euclide n’écrivait ni pour l’école de masse ni pour former des citoyens : son travail relevait d’un projet théorique situé, destiné à une minorité lettrée. Ce qui pose problème n’est donc pas Euclide, mais la naturalisation scolaire de son modèle comme manière universelle et évidente de « bien faire des mathématiques ».
En introduisant ce modèle sans jamais en expliciter l’histoire ni le caractère situé, l’institution transforme une tradition savante spécifique en norme universelle. L’élève n’est pas seulement évalué sur sa capacité à raisonner, mais sur sa capacité à adopter immédiatement les codes d’un langage hérité d’une élite intellectuelle. Ce qui était, chez Euclide, une construction théorique devient à l’école un critère implicite de légitimité.
Il devient alors indispensable d’opérer une distinction que l’institution entretient dans le flou : celle entre la mathématique comme pratique humaine et son enseignement comme appareil de sélection sociale.
La mathématique, en tant que pratique humaine, est née de besoins concrets : mesurer, construire, compter, partager, prévoir, comprendre le monde. Elle s’est développée dans des contextes multiples, à travers l’erreur, l’intuition, l’expérimentation et la coopération. Elle est située socialement et historiquement, comme toute activité humaine.
L’enseignement institutionnel des mathématiques en France raconte une tout autre histoire. Il s’est structuré autour de la formation des élites administratives, militaires et scientifiques de l’État. Le formalisme, l’abstraction et la démonstration rigoureuse n’y sont pas seulement des outils intellectuels : ils deviennent des critères d’excellence scolaire, puis des instruments de tri. Ce modèle, conçu pour une minorité, s’est progressivement imposé à l’ensemble du système éducatif sans que ses finalités initiales soient réellement interrogées.
Cette forme scolaire a aussi un coût psychique. Contrairement à l’image d’une discipline froide et sans affects, la classe de mathématiques est un espace émotionnel fortement normé. Elle valorise une manière particulière de gérer la frustration, l’erreur, l’exposition publique de l’échec : une gestion silencieuse, intériorisée, compatible avec les normes émotionnelles des classes privilégiées. D’autres modes d’expression, plus visibles ou plus corporels, sont interprétés comme du désordre, de l’immaturité, voire de l’indiscipline.
Les écarts de genre s’inscrivent pleinement dans ce dispositif. Si les filles apparaissent statistiquement moins nombreuses dans les parcours mathématiques les plus valorisés, ce n’est pas par déficit de capacité, mais par une socialisation différenciée au risque, à l’erreur et à la légitimité. L’écart est produit, puis naturalisé.
Sur le plan psychologique, le dispositif agit comme un rapport de domination intériorisé. L’élève dominé apprend à se regarder avec les yeux de l’institution. Il anticipe la sanction, doute de sa légitimité, transforme une difficulté scolaire en jugement sur soi : « je ne suis pas rigoureux », « je ne suis pas fait pour ça ». Ce que l’école appelle « niveau » est parfois l’intériorisation de la domination sous la forme d’un verdict intime.
L’évaluation joue ici un rôle central. Elle ne se contente pas de mesurer : elle produit des catégories, des identités scolaires, des trajectoires. Par la note, la correction, le commentaire, l’institution fabrique des élèves « bons », « moyens », « faibles », et rend ces catégories durables. La mathématique devient alors un langage de pouvoir qui distribue la confiance, la honte et les possibles.
À ces mécanismes symboliques s’ajoutent des causes matérielles lourdes. La crise du recrutement en mathématiques alimente un cercle vicieux : manque de professeurs formés, recours à des enseignants précaires ou non spécialistes, instabilité pédagogique, difficultés accrues des élèves, dégradation des conditions de travail, et attractivité encore moindre du métier. Dès le primaire, où les enseignants sont souvent plus à l’aise avec les lettres qu’avec les sciences, le rapport aux mathématiques peut se construire sur l’anxiété ou l’évitement.
La baisse du niveau moyen en mathématiques n’est donc pas un simple échec du système éducatif. Elle apparaît comme l’effet structurel d’un modèle qui privilégie la sélection d’une élite au détriment de l’appropriation collective des savoirs, tout en masquant cette fonction derrière le discours de la neutralité et de la rigueur.
La baisse du niveau en mathématiques en France n’est ni un accident, ni une simple conséquence du manque de moyens. Elle est le symptôme cohérent d’un système éducatif historiquement structuré pour sélectionner plutôt que pour transmettre, pour trier plutôt que pour émanciper. Tant que l’enseignement des mathématiques restera conçu comme un dispositif de distinction sociale, genré, socialement situé, émotionnellement normé et présenté comme neutre, la difficulté scolaire continuera d’être produite, puis naturalisée. La question n’est donc pas de savoir comment « remonter le niveau », mais de décider enfin à qui et à quoi l’école doit réellement servir.
Docteure en physique, je suis professeure contractuelle de mathématiques et de sciences physiques en lycée professionnel, avec des expériences d’enseignement en collège et en IUT.