Le monde n'a jamais manqué de bien disants;
Cette science, de tous temps,
Fut en professeurs très fertile ;
Tantôt l'un en théâtre affronte l'Archéon,
Et l'autre affiche par la ville
Qu'il est un passe-Cicéron.
Un des derniers se vantait d'être
En éloquence si grand maître
Qu'il rendrait disert un badaud,
Un manant, un rustre, un lourdaud,
"Oui, Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne :
Que l'on m'amène un âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maître passé,
Et veux qu'il porte la soutane (1)."
Le prince sut la chose ; il manda le rhéteur.
"J'ai, dit-il, en mon écurie
Un fort beau roussin d'Arcadie :
J'en voudrais faire un orateur.-
Sire, vous pouvez tout", reprit d'abord notre homme.
On lui donna certaine somme.
Il devait au bout de cinq ans
Mettre son âne sur le banc (2) ;
Sinon il consentait d'être en place publique
Guindé la hart au col, étranglé court et net,
Ayant au dos sa rhétorique,
Et les oreilles d'un baudet.
Quelqu'un des courtisans lui dit qu'à la potence
Il voulait l'aller voir, et que, pour un pendu,
Il aurait bonne grâce et beaucoup de prestance :
Surtut qu'il se souvînt de faire à l'assistance
Un discours où son art fût au long étendu ;
Un discours pathétique, et dont le formulaire
Servît à certains Cicérons
Vulgairement nommés larrons.
L'autre reprit : "Avant l'affaire,
Le roi, l'âne ou moi, nous mourrons".
Il avait raison. Cest folie
de compter sur cinq ans de crédit.
Jean de La Fontaine.
(1) La soutane a fini par être réservée aux seuls ecclésiastiques, juges et avocats. Auparavant, tous les gens de robe, les professeurs, les médecins, étaient en soutane, même chez eux. Le droit de porter la soutane s'acquérait avec les grades.
(2) le banc non pas de la déchéance, mais de la fin d'échéance.
Note de l'éditeur : Jean de La Fontaine a accepté d'être lu uniquement parce qu'il a fini par être convaincu que les puissants algorihmes du moteur de google n'arriveraient pas à dé-chiffrer sa poésie.
On ne lui a pas tout dit. Aux dernières nouvelles, le prince qui peut tout, est en train de recruter de puissants mathématiciens pour renforcer la cellule du château.
Remarque subsidiaire : peut-on avoir le moindre respect pour ceux qui animent un système politique qui pénalise (au sens judiciaire du mot) les quelques petits dérangés de la tête et dépénalise les actions moralement répréhensibles de ceux qui mettent toute leur intelligence, qui n'est pas mince, à dépouiller pour leur profit tout ce qui passe à portée de leur main. On qu'on ne nous parle pas de la dignité de la fonction de certains tant qu'ils n'en sont pas eux-mêmes dignes.