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Billet de blog 4 novembre 2022

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Jérôme Blesson, producteur : « Produire du cinéma devient vraiment un combat »

Après dix ans dans le secteur de la production, Jerôme Blesson a créé La Belle Affaire il y a sept ans. Rejoint par Flore Cavigneaux puis Jean Lou Pochoy, ils ont depuis produit en nombre beaucoup de courts métrages, des documentaires, des fictions, mais également des projets ambitieux coproduits à l'étranger, comme "Loup et Chien" ou encore "Domy + Ailucha", tournés au Portugal et au Mozambique.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

À l’occasion du dernier Festival du Cinéma Méditerrannéen de Montpellier (CINEMED), j’ai pu rencontrer Jérôme Blesson, fondateur de La Belle Affaire Production. C’était pour le compte d’un article dans le journal du festival, limité à trop peu de mots pour rendre justice à cet entretien aussi riche que fleuve. Aussi, cet espace dédié sera l’occasion d’en livrer une version plus complète.

Comment s’est lancée La Belle Affaire production ?

Quelques projets de courts métrages, certains très compliqués à produire, d’autres qui ont réussi à vivre malgré de petits budgets, je pense notamment à Un monde sans crise (Ted Hardy-Carnac, 2020) qui vient de dépasser les 150 festivals pour une quarantaine de prix, et à côté de ça des productions davantage financées, qui demandent un travail plus long, avec des équipes plus larges et qui nous permettent d’expérimenter et d’explorer. C’est le cas par exemple avec Youssou et Malek, qui porte ce sens de l’exploration qu’on essaie d’avoir à La Belle Affaire, puisque là en l’occurrence il s’agit d’une comédie musicale en slam dans les quartiers populaires. Dans le même ordre d’idée on a aussi Domy + Ailucha, qui est d’une forme quasiment amateure, puisque le réalisateur, qui s’est retrouvé bloqué aux frontières pendant le Covid, a demandé à ses protagonistes de se filmer eux-mêmes avec une caméra qu’il avait laissé sur place au Mozambique. C’était un court métrage de fiction qui est devenu un documentaire, d’une forme très libre, très affranchie, ce qui était totalement déstabilisant pour moi en tant que producteur, qui suis majoritaire sur le film avec une société de production portugaise avec laquelle je travaille régulièrement. Ça a été déroutant mais en même temps ça a été un geste fort. Depuis on a tourné un long métrage de fiction avec ces mêmes protagonistes, actuellement en montage, et il s’avère que l’exercice était beaucoup plus simple pour eux, parce que justement ils ont pu s’exercer eux-mêmes au jeu de la caméra, à se mettre en scène et à raconter leurs histoires. Tout l’enjeu était de les faire se réapproprier leur récit. Pour moi, c’est la grande force de ce film (Domy + Ailucha) qui esthétiquement est très bancale: il y a des problèmes de cadres et d’images omniprésents, mais on a malgré tout trente minutes de voyage dans l’intimité de la jeunesse africaine qui par moment n'a rien à envier à une jeunesse occidentale, et ça nous paraissait très fort.

Quelles sont les valeurs qui définissent votre société de production ?

En tant que jeune entreprise, on est vraiment dans cette envie d'explorer, de tester, de prendre des risques, tout en développant aussi des projets de série et en accompagnant des longs métrages de plus grande ampleur comme Loup et chien. On a une grande variété et une grande liberté dans les sujets qu'on veut évoquer, mais aussi dans les personnalités et les cultures qu'on accompagne. Pour nous c'est très important. En tant que producteur, à mon sens, nous n’avons pas à définir de ligne éditoriale. On a à définir des engagements, des valeurs, qui apparaissent très clairement je pense quand on regarde nos films. On va soutenir des voix, souvent des jeunes voix, des premiers films. C'est ce qui compte pour nous.

C'est vrai que vous produisez des courts métrages assez éclectiques, que ce soit géographiquement ou thématiquement. Comment sélectionnez-vous les personnes avec lesquelles vous allez travailler ?

C'est très varié, on reçoit beaucoup de projets par mail, c'est très difficile de tout lire même si on commence à s'entourer de personnes pour nous accompagner là-dessus. Ça passe aussi par les festivals, par des connaissances qui peuvent me présenter des réalisateurs, ou de manière plus commune, se rendre à une projection et découvrir un court ou long métrage et vouloir s'engager pour la suite avec son réalisateur. Les moyens sont vraiment très variés et je tiens à ce que ça reste comme ça. On peut très bien avoir des coups de cœur sur des projets reçus par mail sans avoir aucun lien avec la personne, mais il faut que la rencontre et l'échange soient décisifs, c'est-à-dire qu'il y ait beaucoup de sincérité dans l’approche, d’honnêteté, de courage, de motivation... C'est vraiment ce qui pave les valeurs de tous nos réalisateurs. La base de nos collaborations se fait là-dessus. Sur ça et sur une confiance mutuelle qui est très importante puisqu'il peut y avoir des échanges corsés entre producteurs et réalisateurs, des incompréhensions réciproques, qu'on essaie de gommer le plus possible dès le début pour travailler en confiance.

D'où l’intérêt d'être une petite structure... Une plus grande liberté.

Exactement. C'est un choix. On peut penser souvent qu'on pourrait avoir envie de plus, mais non. Déjà en termes de volume il y a beaucoup, que ce soit en termes de projets, d'accompagnement... On a beaucoup à faire. On est trois producteurs avec chacun nos projets. Parfois on les travaille ensemble, souvent on a des coproductions aussi, ce qui fait qu'on a un volume de projets assez large. Effectivement c'est un choix de rester une petite structure, de ne pas dépendre d'une structure plus grosse, et de ne pas avoir à se battre, en tant que producteur, pour subvenir aux besoins d'une grosse entreprise avec une masse salariale très importante. Avoir une grosse structure implique de la nourrir, et ça c'est un gage d'un manque de liberté. Ça implique des concessions. On a des concessions à faire tout de même, mais peut-être qu'elles sont moindres.

On peut imaginer dans ce cadre-là que les festivals ont une place prépondérante dans votre activité.

         C'est ce qui nous permet de rendre nos projets visibles. C'est une première étape de visibilité, parfois un déclencheur aussi pour attirer l'attention et l’intérêt de plateformes de diffusion ou de chaînes TV comme ça été le cas avec Domy + Ailucha lors du festival Cinéma du réel. On a gagné le prix Tënk. Tënk (plateforme de streaming dédiée au cinéma documentaire, NDLR) a acheté le film, ce qui nous offre une plateforme de visibilité inestimable pour un film de cette liberté de ton. Les festivals sont donc une étape essentielle pour nous, et en même temps pour une jeune entreprise, c'est un moyen de gagner en crédibilité, en considération, pour le marché en général. La plupart des auteurs avec lesquels je travaille sont très souvent liés aux festivals. J'ai repéré beaucoup de projets ici [au Cinemed], notamment Ted Hardy-Carnac avec qui j'ai fait Un monde sans crise. Avec Emanuele Gaetano Forte aussi, qui avait gagné le prix du jury jeune au Cinemed pour un court métrage tourné avec son téléphone, et avec qui on a présenté Hérédité ici l'an dernier, son premier documentaire professionnel. Deux réalisateurs que j'ai découvert au Cinemed donc, avec lesquels j'ai une relation qui dure, et qui ont été influents dans la ligne qu'on porte. Il s'est passé des choses assez fondatrices ici.

D'ailleurs, votre société de production est basée à Montpellier...

         Le siège est à Montpellier, nos bureaux sont à la halle tropisme, mais on a encore un bureau à Paris, parce que les déplacements dans la capitale sont encore essentiels dans notre activité. Personnellement, j'aimerais n'être qu'ici: si je pouvais passer 100% de mon temps ici je le ferais, mais entre les déplacements en festivals et les rencontres avec des distributeurs, des auteurs, etc., qui sont souvent à Paris… Ils sont beaucoup moins nombreux en région Occitanie. J’aimerais trouver tous mes auteurs localement, dans la région, mais Paris, et les formations qu'on y trouve, offre un horizon beaucoup plus large, notamment quand on travaille à l'international, qu'on va chercher des auteurs à l'étranger.

À ce sujet, comment une société de production basée à Montpellier en vient-elle à faire des coproductions avec des pays comme le Portugal, le Mozambique ou le Chili ?

Ça été beaucoup lié à des festivals, à des personnes avec lesquelles j'avais commencé à travailler, notamment au Portugal. Personnellement, j'ai un vrai plaisir pour le cinéma portugais qui est un cinéma d'exploration des relations humaines. C'est aussi un goût pour une forme de mixité culturelle, pour un partage à la fois des risques et de l'artistique. C'est une forme d'apprentissage quand on travaille avec des sociétés plus installées qui sont des producteurs à l’initiative des projets, ce qui permet d'aller plus loin que sur des courts métrages qu'on a initiés et développés nous-mêmes, qui sont des expériences très formatrices mais qui ne sont pas suffisantes quand il s'agit de longs métrages, puisque le procédé administratif, technique, de développement des scénarios, de recrutement des équipes et de financement des films n'a rien à voir pour les longs métrages. Sur des coproductions, on peut avoir accès à toutes ces choses quand bien même ce ne sont pas des films français. Ça permet d'apprendre, ce qui fait qu'aujourd'hui on est prêt à la Belle Affaire à se lancer sur des longs métrages de fiction français en étant seuls à bord, c'est ce qu'on développe aujourd'hui. Grâce à nos courts métrages et ces longs métrages de coproduction, on est prêt.

Comment on gagne de l’argent avec un court métrage ? Quel est le modèle économique d’un court métrage de fiction ou documentaire ?

C’est très compliqué… C’est très rare de pouvoir « rentabiliser » un court métrage. On ne le fait pas pour ça. Si on souhaite rentabiliser un court métrage, c’est très dur de tenir, ou alors ça veut dire qu’il faut créer des « recettes » artistiques toutes faites pour se créer un public un peu acquis à nos projets, ce que je trouverais malheureux, donc ce n’est pas notre objectif. Il n’y a pas de modèle à proprement parler puisque chaque projet à des modèles de financements très variés. Sur Hérédité on avait le soutien de la ville de Paris, puisqu’il a été tourné là-bas, ainsi que l’aide à la post-production de la région Île-De-France, ce qui nous a permis de pouvoir payer nos équipes, même si c’était une équipe réduite : on a donc pu mener le projet à bien sans trop de problème. Cela n’a pas été une affaire financière pour autant. Dans le cas de Domy + Ailucha, on a eu l’aide à la réalisation du CNC, mais à côté de ça on a eu tellement de difficultés, notamment avec la crise sanitaire, et malgré la forme très libre… Heureusement qu’on a eu ce financement. Sur One, Two, Three, Viva l’Algérie (Samuel Ab, Amine Kouti, 2019) qui a été principalement porté par mon associée Flore (Cavigneaux), on a eu le soutien de la région du Limousin, et de l’AFAC (Arab Fund for Arts and Culture NDLR), ce qui correspond à un soutien important mais insuffisant. C’est une bataille. Il faut se battre avec les acheteurs et aller les chercher, ne pas les lâcher, pour que la vente se fasse et que les films soient visibles. Amor Fati, par exemple, long métrage documentaire, sera disponible sur Arte en cette fin d’année. Le film a eu une super vie en festivals mais à cause du Covid on n’a pas trouvé de distributeur: c’était impossible pendant cette période de trouver un distributeur, mais heureusement Arte était là. Les modèles sont vraiment très variés, et ne se limitent pas aux fonds publics. Pour Un monde sans crise, par exemple, on n’a eu que des diffuseurs, il n’y avait qu’OCS et d'autres fonds privés. Cela reste une bataille. Aujourd’hui, produire du court métrage, produire du cinéma tout court même, devient vraiment un combat.

Les fonds privés ça peut être quoi par exemple ?

Ça dépend si on parle de courts ou de longs. Sur les courts ça peut être des chaînes TV comme Arte, OCS, Canal +, France Télévision… On a des soutiens de la SACEM, de la Procirep aussi, qui sont des soutiens alternatifs, des petites sommes, qui sont conditionnées, des aides sélectives... Sur du long métrage c’est plus vaste. Il y a beaucoup de Minimums Garanties (des avances sur recettes NDLR) de distributeurs en France, de ventes à l'international. On peut aller voir des Soficas aussi, qui complètent ce tour de table de financements. Cela reste un combat, même auprès des chaînes TV. Ils ont des budgets qui ne sont pas extensibles et les fréquentations de salles de cinéma étant atteintes on a un effet domino qui touche aussi les investissements, les prises de risques s’en trouvent fortement réduites, y compris chez les distributeurs, ce qui fait qu’on est obligé de chercher des fonds ailleurs…

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