par Mohamed Amami, mercredi 9 mars 2011, 10:17
Ce texte est écrit en 2007, il est donc vieux. En le relisant, je suis frappé par son actualité quant à l'attitude de la bureaucratie syndicale et de l'opposition vis-à-vis du bouleversement des rapports sociaux qu'ils craignent comme la peste. ILs insistent toujours à restreindre la perspective révolutionnaire en une simple démarche réformiste restaurant le régime en place en changeant ses acteurs du premier plan et d'en profiter pour coexister avec eux dans la dite restauration.
Le social reste toujours tabou. Or, parler d'une révolution sociale et démocratique radicale sans renverser les rapports de propriété est une grande absurdité.
Le 30 septembre 2007
Les rapports avancés par les experts des centres de pouvoirs économiques mondiaux sur la situation en Tunisie présentent des bilans grosso modo positifs. Le dernier rapport du forum économique mondial sur l’Afrique (tenu du 13 au 15 juin 2007) rejoint celui de la banque mondiale et celui du PNUD. La Tunisie est classée 1ère en Afrique du point de vue compétitivité, 29ème sur 128 pays du monde, avec 5% de taux de croissance annuel du PIB. Le taux de chômage est stable à 13% selon les ressources officielles truquées, ce qui n’est pas mal pour les évaluateurs, et la dette extérieure reste dans un seuil acceptable de 57.3% du PNB. (1)
Le régime de Ben Ali se félicite de ces bilans encourageants et bénéfiques. Car ce sont eux, avec l’épouvantail du terrorisme, qui lui permettent de marchander sur sa médiocrité du point de vue « bonne gouvernance ». (2)
En effet, le message que Ben Ali adresse à ses maîtres (USA, UE, BM, OMC) est claire et logique d’ailleurs : pour défendre vos intérêts, messieurs, je dois réprimer les luttes sociales et politiques dans l’œuf. Votre programme est tellement anti-populaire qu’il suscite des mouvements de résistances de toutes les classes et couches populaires à la fois. Ce que vous appelez – et j’appelle - développement n’est, en fait, que le développement de vos profits – et, donc, les miens- au dépend du peuple tunisien.
Conscients de leur besoin de son efficacité, ils finissent par l’admettre malgré leurs larmes de crocodiles sur la démocratie et les droits de l’homme gravement violés par le dictateur de la Tunisie.
Crise sociale de plus en plus profonde
Derrière ces chiffres creux se cache le vrai visage antisocial des réformes économiques imposées. La privatisation qui n’avançait que lentement (à cause de la résistance syndicale) entre 1987 et 1995, touchant les petites et moyennes entreprises, s’accélère depuis l’intégration de la Tunisie à l’OMC (1995) et l’accord du libre échange signé avec l’UE (juillet 1995) qui entrera en vigueur en 2008, mais qui a suscité déjà une série de procédures de réadaptation et de mise à niveau de l’économie qui mettent en cause plusieurs acquis sociaux.
Avec cette privatisation, la réadaptation des entreprises privatisées exige le licenciement des milliers de travailleurs qui se trouvent tout d’un coup sans emploi. L’affaiblissement du dinar et l’abondant des mécanismes de compensation, provoquent la détérioration du pouvoir d’achat (3). La marchandisation des services sociales qui connaissent une privatisation accélérée depuis les années 2000, provoque une hausse continuelle des prix de services de base (santé, enseignement,…) qui étaient jusqu’au début des années 80 gratuits ou presque.
A l’encontre des rapports optimistes des experts capitalistes, le chômage n’a cessé de monter. Les milliers d’ouvriers licenciés s’ajoutent aux centaines de milliers des femmes et des jeunes chômeurs. La montée des chômeurs universitaires et diplômés atteint un niveau alarmant. La précarité du travail se généralise petit à petit incitant une concurrence acharnée entre les ouvriers et ouvrières, leur privant de tout droit et d’arme de lutte. Des milliers d’entre eux sont obligés de travailler plus que huit heures par jour, touchant parfois des salaires qui ne dépassent pas les 80dt (vers les 50€) par mois.
La compétitivité évoquée par les experts capitalistes est en fait le reflet d’une dévalorisation du coût de travail c’est-à-dire des salaires (1/10 du salaire en France) (4).
Résistance des ouvriers entre la trahison de l’appareil de l’Union Générale Tunisienne de Travail (l’UGTT) et l’indifférence de l’opposition.
Depuis les années quatre-vingt-dix la résistance ouvrière face aux attaques des patrons de leurs acquis sociaux, n’a jamais cessé. Mais la collaboration de la direction de l’UGTT (unique organisation syndicale) engagé en partenariat pour la privatisation et la remise en cause des acquits sociaux avec les patrons, l’Etat et les organismes internationaux les a toujours écrasés. Le blocus médiatique était tellement efficace que même des grèves et des sit-in qui duraient, parfois, des mois, n’ont pas suscité d’importantes campagnes de solidarité.
L’UGTT qui perd du jour au jour ses syndiqués du secteur privé et qui se cantonne surtout dans le secteur public, est depuis le congrès de Sousse 1989, contrôlé par une bureaucratie syndicale corrompue et complètement soumise à la police.
Un processus de restructuration de l’UGTT a été lancé dès l’instauration du régime Ben Ali. Les têtes dures ont été écartées, Habib Achour (leader historique de la centrale syndicale) en premier lieu. Une majorité écrasante de la gauche en pleine crise, a été manipulée, au nom de la lutte contre les fondamentalistes qui n’avaient, en fait, qu’une présence insignifiante au sein de l’UGTT. (5) Cette gauche a sacrifié son indépendance et s’est aligné derrière la bureaucratie. Une direction directement guidée par le palais de Carthage s’installe.
Un an le congrès, et à la suite de la défaite des illusions semée par la guerre du Golfe (1990-1991), la répression s’abat sur tout le monde, les islamistes en premier lieu puis la gauche elle-même. La direction de la centrale syndicale réorganise ses milices et coopère avec la police pour réprimer les syndicalistes. De 1989 au début des années 2000, l’UGTT a connu sa période la plus sombre. L’hégémonie de la police sur son appareil, ses structures, ses congrès et ses décisions était quasi totale. Les partis d’opposition parlementaire, coopéraient quant à eux avec le régime policier dans le but d’approfondir « le processus démocratique ». Par ailleurs, ils ne voient pas généralement l’importance de s’intéresser des revendications ouvrières et sociales. Ils sont surtout pris par leur droit à eux d’expression, d’organisation et de siéger dans le parlement. Ils tenaient – et tiennent toujours- des relations amicales avec la direction bureaucratique de l’UGTT, et s’abstiennent de se mêler des « affaires intérieures » de la centrale syndicale !
Relance du mouvement politique pour la démocratie
Après une dizaine d’années d’hégémonie policière incontestable sur la seine politique, des résistances initiées par des intellectuels démocrates se manifestent au début des années 2000. Une série de grèves de la faim, de manifestations, de confrontations avec les forces de sécurités, et de campagnes médiatiques ont relancé une dynamique de luttes pour des revendications démocratiques et de droits de l’homme.
Un mouvement de solidarité se propage petit à petit entre associations, partis et organisations de « la société civile ». La campagne médiatique internationale a permis de mettre le régime policier dans l’embarras. Des partis qui soutenaient jusqu’alors le régime Ben Ali adhèrent de nouveau à l’opposition, d’autres se restructurent autour des plateformes indépendantes du consensus autour du président, qui a éclaté. De nouveaux partis se constituent.
Malgré le renforcement de la répression et du contrôle policier sur les médias et les moyens de communication, la militarisation de la rue, les harcèlements et les interpellations journalières des militants, la lutte pour la démocratie et les droits de l’homme ne cesse de se confirmer au sein des intellectuels.
Toute fois, la nouvelle politisation trouve des difficultés à s’insérer au sein des masses populaires, et delà, incarner une mobilisation généralisée autour d’un programme populaire claire et concret.
Incapable de toucher les travailleuses et les travailleurs laissés pour leur compte, les jeunes universitaires étranglés par l’embargo policier et le chômage, un mouvement féministe sur des revendications qui dépassent le toit du consensus avec les fondamentalistes islamiques, (6) les protestations des démocrates ont plus d’ampleur à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays.
Les personnalités victimes des agressions policières pouvaient bénéficier de la solidarité des alliés internationaux, mais sont isolés et presque inconnus dans leur pays.
Les moins anonymes sont souvent connus par leur audace et leur capacité à argumenter contre le régime dans les émissions télévisées et sur internet. Certes, ça leur rapporte, en tant que personnes, une certaine sympathie et un certain respect sans, pourtant, leur permettre de capitaliser et de construire des organisations de masses. Leurs partis restent la reconnaissance officielle des mères célibataires et les enfants naturels, l’égalité en héritage…, sont tous des revendications levées à l’urgence.
Tout en manifestant leur soutien verbal au mouvement féministe, L’UGTT et certains partis d’opposition démocratique (y compris une partie de la gauche) ne tolèrent pas cette radicalité. Certaines des revendications féministes sont liées directement par les luttes sociales qui irritent leurs souteneurs capitalistes ou « partenaires méditerranéens » (et le pouvoir pour l’UGTT), d’autres sont liées à la laïcité qui irrite les nouveaux alliés fondamentalistes (UGTT excepté).
3- relance du mouvement de la jeunesse
a) le mouvement des étudiants
Le mouvement des étudiants s’est plongé dans une crise aigue depuis le début des années 90. L’Union Générale Tunisien des Etudiants (UGTE), proche des islamistes de Nahdha a, depuis, été dissous et ses membres farouchement réprimés. L’Union Générale des Etudiants Tunisiens (UGET), syndicat de gauche, a subi surtout des manœuvres de harcèlement et de corruption de ses dirigeants et même des infiltrations policières qui paralysent jusqu’à nos jours ses activités et empêchent son unité.
Une partie de la gauche étudiante a composé avec le régime policier pour monopoliser l’appareil de l’UGET et accéder aux privilèges des subventions conditionnées versées par le pouvoir et aux recrutements de leurs membres dans une période où le chômage des diplômés s’accentue de plus en plus. L’appareil devient, donc, l’objet de luttes de fractions des corrompus de gauche et le mouvement étudiant se trouve dans la situation la plus critique de son histoire.
« Les Etudiants Destouriens », filiale du parti au pouvoir : Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) qui vivaient dans la clandestinité depuis 1972 sont, depuis des années, hégémoniques dans les conseils des facultés et les conseils scientifiques. Les vigils font la loi dans les universités.
Selon la loi de Mohamed Charfi (ministre de l’enseignement et de l’éducation entre 1989 et 1994), les assemblées générales, les affiches et les activités d’ordre politique et culturel sont interdits sauf sous permission préalable de l’administration.
Depuis quelques ans, des militants indépendants, une partie de gauche et des nationalistes ont relancé un mouvement de résistance dans les facultés. Malgrè la répression qui s’abat sur eux, ils parviennent à mobiliser les jeunes étudiants et à participer aux luttes démocratiques. Ils ont entamé un processus de réunification de l’UGET, qui a l’air d’avancer malgré les obstacles semés par la police et ses complices parmi les corrompus de la direction en place.
b- l’union des chômeurs diplômes
Depuis 2004, des discussions ont abouti à la construction de comités des diplomés des facultés et des instituts supérieurs en état de chômage. Ils ont adopté une plate-forme de 6 revendications sur lesquels des luttes ont été lancées (sit-in, grèves de la faim, rassemblements devant les administrations concernées…) une coordination inter régionale assure l’adhésion des chômeurs des régions, et crée les conditions de la construction, petit à petit, d’une Union des Chômeurs Diplômes.
Au début, le pouvoir a corrompu ses dirigeants en les recrutant. Mais la deuxième génération qui s’est doté d’un nombre important d’adhérents et d’une vision plus radicale, refuse les manœuvres policières et négocie une solution réelle pour les diplômés en chômage tout en insistant sur leur droit à avoir leur organisation indépendante. La répression s’abat donc sur les dirigeants et les membres de l’Union des Chômeurs Diplômés qui incarnent un potentiel prometteur.
Conclusion
Après une dizaine d’années de déception et de paralysie quasi totale, la résistance anti-dictatoriale et anti-capitaliste reprend petit à petit son élan. Néanmoins, elle ne se transforme pas encore en un mouvement populaire généralisé et offensif.
Chaque secteur est sur sa défensive. La solidarité entre différents secteurs est encore embryonnaire. Au lieu de jouer leur rôle de médiateur/unificateur de masses, les partis politiques restent élitistes et se contentent de s’aménager une petite place dans le paysage politique. L’absence d’une force politique capable de s’imposer en tant qu’alternative au régime de Ben Ali lui prolonge la vie.
Par la corruption de leurs directions, L’UGTT et l’UGET permettent au régime de contrôler les deux mouvements traditionnellement décisifs dans l’émergence d’une telle force, à savoir le mouvement syndicaliste ouvrier et le mouvement estudiantin.
1- Rapport du forum mondial sur la compétitivité en Afrique 2007 (en anglais) http://www.weforum.org/en/initiatives/gcp/Africa%20Competitiveness%20Report/2007/index.htm
2- La situation de la Tunisie confirme encore une fois que la prétendue inhérence entre libéralisation économique et libéralisation politique n’est qu’un leurre.
3- Georges Adda, « Pourquoi nous aiment-ils ? (Série d’articles parues sur : Ach-chaab (hebdomadaire de l’UGTT) : http://www.echaab.info.tn/
4- ibid.
5- les propagandistes de la farce bureaucratique affirment que les islamistes avaient 12 congressistes sur quelques 360 dont 104 ont signé le communiqué de la liste de gauche avant de la sacrifier au profit de la liste pro pouvoir au nom de l’anti-obscurantisme.
6- c’est le cas par exemple du refus de la revendication de l’égalité à l’héritage pour ne pas briser l ‘alliance de 18 Octobre.
Mohamed Amami
30-09-2007