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Billet de blog 13 novembre 2025

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Dix ans après le 13-Novembre : dix ans de bascule islamophobe

Chaque année, à cette date, je suis traversé par des émotions mêlées. Il y a d’abord la douleur, celle de la blessure nationale, du deuil partagé. Et puis il y a la blessure plus intime : celle d’avoir été regardé et désigné, avec tant d’autres, non plus comme un frère en deuil, mais comme un suspect devant se justifier. Après le 13-novembre, la lutte contre le terrorisme s’est transformée en soupçon généralisé à l’encontre d’une partie de la communauté nationale. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les attaques terroristes du 13 novembre 2015 ont profondément endeuillé la France. Jamais notre pays n’avait été frappé aussi violemment en son cœur battant. Dix ans après, les plaies demeurent ouvertes. Nous commémorons nos morts, nos blessés, le choc collectif d’une nation meurtrie.

Chaque année, à cette date, je suis traversé par des émotions mêlées. Il y a d’abord la douleur, celle de la blessure nationale, du deuil partagé, du sentiment d’appartenir à un pays attaqué pour ce qu’il est. Il y a aussi la colère, celle d’avoir vu des barbares se revendiquer de ma religion pour tuer. Et puis il y a la blessure plus intime : celle d’avoir été regardé et désigné, avec tant d’autres, non plus comme un frère en deuil, mais comme un suspect devant se justifier.

Je veux rappeler ce qu’était l’atmosphère dans le pays, les semaines qui ont suivi ces attentats. Celle de l’après-13 novembre, où la lutte contre le terrorisme s’est transformée en soupçon généralisé à l’encontre d’une partie de la communauté nationale. Le moment où la France est entrée dans une ère d’islamophobie accélérée.

Les jours qui ont suivi furent marqués par une vive émotion nationale. On applaudissait les policiers, on célébrait la République debout. Mais très vite, derrière ce sentiment de fraternité, on a cherché un bouc émissaire.

Où sont les musulmans de France ? Condamnent-ils ces actes ? Pourquoi ne se dédouanent-ils pas davantage ? Ces questions, posées sur les plateaux de télévision, ont transformé des millions de citoyens en suspects.

Pendant que certains débattaient dans leurs salons feutrés — « Et si l’islam portait en lui les germes de la violence ? » —, l’État d’urgence, lui, défonçait des portes.

Le 13 novembre au soir, François Hollande, alors président de la République, décrète l’état d’urgence sur tout le territoire national, permettant au gouvernement d’activer un ensemble de pouvoirs exceptionnels sans autorisations judiciaires : perquisitions administratives, assignations à résidence, interdiction de réunions ou de rassemblements publics, fermeture de lieux de culte…

L’exécutif le sait. La réponse politique doit être rapide.

Sous François Hollande et Manuel Valls, les moyens de l’État ont servi à une véritable chasse aux sorcières. Alors que le gouvernement affirmait vouloir couper l’herbe sous le pied du fondamentalisme religieux, l’état d’urgence s’est en réalité abattu sur beaucoup d’innocents. Ce basculement brutal s’est opéré dans le silence, au nom de la sécurité nationale.

Je pense à Kamel, assigné à résidence quelques jours après les attentats, suspecté d’appartenir à une « mouvance islamiste radicale » parce qu’il portait la barbe. Obligé de se rendre trois fois par jour au commissariat pour pointer, il perdra plus tard son travail et toute vie sociale.

À Halim A., 25 ans, chef d’entreprise, assigné à domicile pendant deux mois. Empêché de se rendre à son bureau ou chez ses clients, il perd son activité avant d’être innocenté par le juge administratif, qui condamne l’État à lui verser la modique somme de 1500 €. « Ma crédibilité, je l’ai perdue. Mon style de vie, je l’ai perdu. Depuis ce jour, je n’ai plus que Dieu, ma famille et mon avocat. »

À Fatima, habitante d’Ariège, assignée avec son mari pour simple voisinage avec un suspect : « Nous n’avons même pas échangé un bonjour avec lui depuis douze ans. » En deux mois, 3 000 kilomètres sont parcourus pour aller pointer au commissariat. « C’était humiliant d’aller et venir depuis notre petit village. Les gens parlaient de nous dans notre dos. J’ai l’impression d’avoir été une marionnette qu’on agite pour montrer que le gouvernement fait quelque chose. »

Les perquisitions ont, elles aussi, brisé des vies.

Toutes ont un point commun. Les lieux en question sont gérés ou possédés par des personnes d’appartenance réelle ou supposée musulmane. À ce moment, seules quelques associations de défense des droits humains comme Human Rights Watch ou Amnesty International documentent ces nombreux abus et perquisitions. Mais leurs travaux sont inaudibles. L’opinion publique, chauffée à bloc, veut des résultats, pas des remises en question.

Je pense à M. Alami, âgé de 64 ans, en situation de handicap. Perquisitionné à 2 h du matin le 25 novembre 2015 : « Ils m’ont plaqué au sol, m’ont tiré les cheveux, un genou dans le dos, m’ont cassé quatre dents. Puis ils ont dit : “On s’est trompés”, et sont repartis sans aucune excuse. » Les jours suivants, il dira que ses voisins ne leur disent plus bonjour, comme s’ils étaient « des criminels ».

À Yvan A., restaurateur du Val-d’Oise : « Ils ont fait une fouille, cassé des portes en bas. Je leur ai proposé de leur donner les clés, mais ils ne m’ont pas répondu. Ils ont cassé trois portes, dont deux qui étaient déjà ouvertes […] Et puis, ils m’ont fait signer un papier. » La police n’a rien trouvé. Ni armes, ni « objets liés à des activités terroristes ».

Les enfants aussi ont été pris dans cette mécanique violente.

Je pense à Ayoub, 9 ans, qui raconte à la presse à l’époque en s’immobilisant : « Le policier du RAID m’a visé comme ça. J’ai eu peur de mourir. » Assis dans son lit, sans dire un mot, il avait levé les mains en l’air, « comme à la télé ». Ou à cette fillette de six ans, à Nice, blessée au cou et à l’oreille par des éclats de bois de serrure lors d’une perquisition menée à la mauvaise adresse. « J’ai cru qu’elle était morte », dira son père.

Les lieux de culte n’échappent pas au criblage des services de police.

En Seine-Saint-Denis, la mosquée d’Aubervilliers, administrée par l’Association des musulmans d’Aubervilliers, a été violemment perquisitionnée de nuit par une soixantaine de policiers de la BRI. « Ils ont cassé les portes alors que j’avais les clefs. Ils ont tout retourné, éventré les plafonds. » Rien n’a été trouvé. « C’est la punition collective. On finit par se considérer comme citoyens de seconde zone. »

Le président de l’association, M. Chiheb Harar, a vu son domicile lui aussi perquisitionné : « Ils m’ont fait coucher, face contre terre, j’ai été menotté avec les mains dans le dos et un policier sur mon dos, un autre sur mon épaule. Ma femme a crié : “Il n’y a rien ici !” mais un policier lui a répondu : “Ta gueule.” Ils ont fouillé la maison et n’ont rien trouvé qui soit lié au terrorisme. »

Au total, entre 2015 et 2017, durant toute la durée de l’état d’urgence, 4 300 perquisitions ont été réalisées. Seules 30 ont donné suite à des procédures judiciaires, soit 0,7 %.

Jacques Toubon, ancien garde des Sceaux et ex-Défenseur des droits, le rappelait avec justesse : la quasi-totalité des attentats déjà déjoués par les pouvoirs publics l’ont été avec les méthodes classiques du droit commun. De quoi s’interroger sur le choix du gouvernement d’intégrer fin 2017 dans le droit commun plusieurs mesures d’exception de l’état d’urgence, fragilisant notre État de droit.

Je veux penser aussi à toutes ces associations de quartiers, véritables sentinelles de la République, qui agissent là où l’État a failli à rendre concret, pour des millions d’hommes et de femmes, l’égalité des droits.

Comme l’a documenté l’Observatoire des libertés associatives, nombre d’entre elles ont été criblées de contrôles ou encore privées de subventions de manière brutale par les services de l’État parce que suspectées d’être communautaristes et in fine le terreau du terrorisme. Je pense ici à mon association, celle dont j’ai été un temps le président, l’association JMF (Jeunes musulmans de France). Une association laïque, loi 1901, subventionnée à hauteur de 50 000 euros par an pendant une décennie par les pouvoirs publics pour des activités culturelles, d’éducation populaire et de solidarité en direction de jeunes de la cité des 4000 à La Courneuve.

À la suite des coupures brutales de subventions de l’État, j’ai cherché à avoir des réponses. Je me rappelle comme hier du jour où j’ai été reçu à la préfecture de Seine-Saint-Denis à Bobigny par Fadela Benrabia, à l’époque préfète déléguée à l’égalité des chances. Au dernier étage, devant une tablée de fonctionnaires cravatés, dont un, « chargé du suivi de la radicalisation ». Je n’ai toujours pas compris ce que cet homme faisait autour de la table. Jamais je n’oublierai la violence symbolique vécue ce jour. Les reproches insidieux sur notre hypothétique « communautarisme » alors que notre association était ouverte à qui voulait être utile aux autres. J’avais 23 ans. Étudiant, bénévole. Ce jour-là, j’ai été humilié et victime d’islamophobie d’État.

Ces amalgames ont laissé des cicatrices. Des blessures invisibles. Des milliers de Français se sont sentis exclus et empêchés du deuil national. Ils ont souffert en silence, suspectés d’accointances avec le terrorisme parce que musulmans.

Le mal était fait. L’État appuyé par la machine médiatique avait installé dans les esprits l’idée que le musulman était un danger potentiel, un citoyen à surveiller.

Hollande et Valls sont partis, mais l’acharnement s’est poursuivi. Sous Macron, une islamophobie d’État décomplexée s’est affirmée, jusqu’à produire un texte : la loi « séparatisme », dite « Respect des principes de la République », adoptée en 2021.

Alors que les actes islamophobes augmentaient de 50 %, la France débattait de la polygamie (déjà interdite), des certificats de virginité (déjà interdits), du voile, du burkini, des drapeaux étrangers et même des youyous dans les mariages.

Sous couvert de « renforcer la République », elle a permis de dissoudre des associations, d’étouffer des voix, d’écarter des acteurs de terrain, d’interdire à des familles musulmanes qui le souhaitaient d’opter pour l’instruction en famille.

L’intention affichée de lutter contre l’extrémisme s’est vite confondue avec la marginalisation des musulmans eux-mêmes.

Et je n’oublie pas.

Je n’oublie pas Mennel, contrainte d’abandonner un concours télévisé de chant pour un voile. Les polémiques sur Karim Benzema, accusé d’être proche des « Frères musulmans ». Médine, interdit de scène. Je n’oublie pas la tentative d’assassinat contre l’imam Rachid Eljay à Brest, les polémiques sur l’abaya, la libération de la parole raciste dans le débat public et médiatique. Je n’oublie pas cet ancien candidat du RN qui a blessé par balle deux fidèles âgés de 70 ans, à la sortie de la mosquée de Bayonne. Je n’oublie pas ces 33 mosquées incendiées depuis 2015, et toutes celles qui n’osent même plus le déclarer.

Comment ne pas penser à cet instant à Aboubakar, 22 ans. Assassiné de 57 coups de couteau dans une mosquée du Gard par un homme nourri aux thèses d’extrême droite, alors qu’il lui présentait sa religion, front au sol. Aboubakar a été tué parce qu’il était musulman.

Les Français de confession ou de culture musulmane seront-ils un jour considérés comme des citoyens à part entière ? Le débat public sur les binationaux lors des élections législatives de 2024 a cruellement rappelé combien le chemin restait long.

Fidèle à sa stratégie xénophobe et raciste de division du peuple, Jordan Bardella, président du Rassemblement national, proposait d’exclure les Français disposant d’une double nationalité de certains postes sensibles de la fonction publique. Sous couvert de « sécurité nationale », cette rhétorique nourrit un imaginaire détestable : celui d’une loyauté à prouver sans cesse, d’une citoyenneté sous condition.

Autre cas d’école de cette islamophobie d’État : le traitement infligé au lycée privé musulman Averroès de Lille. Établissement d’excellence, salué pour ses résultats scolaires et sa mixité sociale, Averroès a subi un matraquage de contrôles sans précédent par l’État : quatorze en dix ans. Un acharnement qui pourrait coûter à l’établissement son financement public puisque l’État a décidé de rompre le contrat de manière unilatérale. Pendant ce temps, le collège privé catholique Stanislas, où les enfants de puissants sont scolarisés, ne risque rien, alors même que des propos racistes, sexistes et homophobes y ont été proférés par des adultes à l’encontre d’élèves. Que dire de Bétharram, épinglé pour des faits graves de violences physiques et sexuelles, et contrôlé seulement une seule fois en trente ans. Deux poids, deux mesures. Détestable.

L’islamophobie s’affiche désormais au sommet de l’État. L’ex-ministre de l’Intérieur chargé des cultes, Bruno Retailleau, déclarait le 25 mars dernier : « À bas le voile, bien sûr », en visant les femmes musulmanes qui le portent lors de compétitions sportives.

Faut-il rappeler que la France est, en la matière, championne olympique d’islamophobie ? Sur les 38 pays européens étudiés par Amnesty International, aucun n’interdit les couvre-chefs religieux dans le sport. Le Comité international olympique (CIO) a d’ailleurs autorisé le port du voile pendant les Jeux olympiques de Paris 2024, sans aucune restriction. L’ONU elle-même a dénoncé ces « pratiques discriminatoires qui peuvent avoir des conséquences néfastes », rappelant que « personne ne doit imposer à une femme ce qu’elle doit porter ou pas ».

Dans les jours qui ont suivi les propos du ministre, plusieurs agressions contre des femmes voilées ont été signalées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Les mots irresponsables du pouvoir, quand ils stigmatisent, libèrent toujours les violences racistes du quotidien.

Bruno Retailleau, le même qui a fait fuiter dans la presse le rapport commandé par son prédécesseur Gérald Darmanin sur « l’influence des Frères musulmans » en France. Une fuite soigneusement utilisée comme tremplin à la suite du congrès LR et faire son beurre politique sur le dos des musulmans et musulmanes de France. 

Un mot s’est alors imposé : « l’entrisme ». Flou, anxiogène, il sert à disqualifier toute participation publique, de citoyens réellement ou supposément musulmans. Le rapport, pourtant, estimait entre 400 et 1 000 les « membres actifs » de la confrérie islamiste, et limitait à seulement 7 % la proportion de mosquées en France qui lui seraient affiliées, soit une présence marginale. L’objectif était ailleurs : transformer la visibilité musulmane dans la société française en problème politique. Quand les musulmans s’organisent entre eux, on leur reproche le « séparatisme ». Lorsqu’ils s’engagent dans la vie publique, on les accuse d’« entrisme ».

Derrière ces mots, une même stratégie : tétaniser. Empêcher des Français de participer pleinement à la vie démocratique, sociale, économique du pays. Ces intimidations redoublent à l’approche d’échéances électorales. C’est le cas actuellement à quelques mois des élections municipales, celles qui concernent le quotidien, les écoles, les transports, l’aménagement du territoire ... la vie réelle.

En 2020 déjà, certains responsables politiques, comme Valérie Pécresse, dénonçaient la présence de « listes communautaires » et demandaient aux préfets d’empêcher leur constitution en vue du suffrage.

La véritable peur du pouvoir, ce n’est pas que les musulmans s’isolent, c’est qu’ils s’impliquent davantage. Le simple fait d’exister politiquement, c’est-à-dire être reconnus comme capables d’agir, de s’exprimer et de peser dans les décisions collectives, devient alors une transgression.

Dix ans après le 13 novembre 2015, l’islamophobie est devenue structurelle. 81% des musulmans estiment que la haine envers eux s'est accentuée depuis 10 ans, selon une étude de l'Ifop pour la Grande Mosquée de Paris.

Chaque année, dans le silence, ils sont des milliers à quitter leur pays en raison de l’islamophobie. Raconter cette bascule, c’est rappeler qu’une République du soupçon ne peut être une République de l’égalité.

Mais rien n’est irréversible. Ce que la division et le calcul politique ont construit, l’unité populaire et le courage politique peuvent le défaire.

Résister, aujourd’hui, c’est refuser de laisser la République se réduire à une identité ethnique qui travestit sa destinée, fondamentalement et éternellement politique. C’est rappeler que la lutte contre la barbarie ne doit jamais devenir une lutte contre des citoyens, d’autant que, lorsque celle-ci frappe, elle tue aveuglément, sans distinction.

La République ne se sauvera pas en traquant un ennemi intérieur qui n'existe pas. Elle se réalisera en reconnaissant définitivement tous ses enfants, et en tenant enfin les promesses de liberté, d’égalité et de fraternité qu’elle leur a faites.

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