Année 1969, j'ai 17 ans, je vais en Algérie pour la première fois pour connaître les lieux où mes parents ont vécu. Piste en terre interminable, le chauffeur, un cousin de ma mère me fait sortir de la voiture. Des enfants, des femmes, des hommes m'accueillent chaleureusement, m'embrassent, me demandent comment vont mes parents etc....
Premier choc, je vois le portrait craché de ma mère, plus jeune, plus mince, la même voix, le même tatouage sur le front : elle pleure, me demande comment va sa soeur. Elle m'invite à rentrer dans la maison à laquelle nous accédons en traversant une cour intérieure où se trouvent des moutons. Avant de rentrer dans la maison, je remarque 2 magnifiques abreuvoirs en pierre, l'un d'un mètre environ et l'autre de près de 2 mètres. Je m'approche tout en demandant dans un arabe très approximatif qui a taillé ces pierres. Mon oncle me répond qu'il a déterré ça en cultivant et me précise que ces abreuvoirs sont les seules choses utiles qu'il a trouvées. Son champ est infesté de saloperies, vases, pièces et toutes sortes d'objets qui le retardent dans son travail. Je m'approche des abreuvoirs et là je vois des mots en latin gravés sur ce qui devait être des cercueils romains, un enfant, un adulte.
Une fois à l'intérieur de la maison, je vois une immense pièce assez sombre, un sol en terre, des quinquets éclairant faiblement une vieille femme assise par terre. "Ta grand mère, la mère de ta mère " me dit en souriant ma tante. Je m'approche et m'assoie à côté d'elle, elle me caresse le visage tout en serrant ma main. Elle rit et laisse apparaître 2 ou 3 dents, son visage complètement ridé respire la tranquillité.
J'ai envie de rester avec cette vieille dame, de lui poser des questions, de savoir, tout savoir. Durant les 2 ou 3 mois que j'ai passé dans le douar de ma famille, ma grand mère m'a beaucoup parlé, elle m'a dit des choses que je savais plus ou moins sur le temps béni des colonies, pourtant 2 éléments m'ont particulièrement marqué et ont probablement contribué à guidé mes comportements ultérieurs.
Un jour je lui demande si elle garde des souvenirs de la deuxième guerre mondiale. Elle me répond qu'elle a vu un avion d'Hitler et un avion des français combattre dans le ciel, elle a prié de toutes ses forces pour que l'avion d'Hitler envoie le français en enfer. J'étais stupéfait : moi qui qui peu de temps auparavant avait dû participer à des manifs où les gens gueulaient "Marcelin fils de Pétain".
Je lui ai demandé pourquoi elle disait ça : Hitler, était un fou, un assassin, il avait massacré tout le monde. Réponse : Hitler, je le connais pas, un jour, j'ai volé une orange pour la donner à ta mère, les français m'ont cassé le bras à coups de bâton (elle me montre son bras paralysé), elle poursuit en précisant que l'hôpital c'était réservé aux français ou aux bons arabes.
Je décide d'aller passer quelques jours chez ma sœur aînée à Sétif, histoire de humer l'air d'un pays récemment indépendant. Attablé à la terrasse d'un grand bar, je commande café sur café (j'aurais donné cher pour boire une bonne bière) tout en observant les passants. Une femme voilée passe rapidement devant moi tenant une liasse de billets de banques, elle trébuche et fait tomber quelques billets, le flic en faction depuis peu devant le bar se précipite vers elle, il va sûrement l'aider ! Non, il pose son pied sur quelques billets que la femme n'avait pas encore eu le temps de ramasser, elle essaie de pousser le pied du flic qui, d'un air menaçant, il lui intime l'ordre de déguerpir, ramasse les billets, les mets dans sa poche et continue d'arpenter le trottoir. Les témoins de la scène sont totalement indifférents.
Le lendemain, je flâne dans les rues, je passe devant un grand escalier qui reliait la rue où je me trouvais à une autre beaucoup plus haute. J'entends chanter un homme d'une cinquantaine d'années qui guide sa bicyclette à la main pour rejoindre la rue où je me trouvais. Je n'en croyais pas mes yeux, il avait l'air bourré. Je monte quelques marches pour l'aider à descendre son vélo. Il me regarde et me dit « tu es français toi ! ». Il devine la question que je n'ose pas lui poser : oui ! Je suis saoul et je les emmerde tous ! Moi j'étais dans le maquis, je me suis battu contre les français du premier au dernier jour. Maintenant tout va bien, les planqués, les profiteurs nous gouvernent. Tu veux boire un coup ? Un whisky, une bière ? Allez viens. Je le suis jusqu'au bar où je buvais mon café tous les matins. Je lui fais remarquer qu'ils ne servent pas d'alcool ici. Il continue sans faire attention à ma remarque, il ouvre une petite porte au fond de la salle, je suis obligé de me baisser pour entrer.Là, un décor à faire pâlir tous les tenanciers de bordel m'apparaît, des bouteilles d'alcool, des femmes en petite tenue, en une seconde j'avais changé de pays. Voila c'est ça l'Algérie : me dit mon guide, tu pries devant tout le monde et tu fais toutes les saloperies que tu veux mais en cachette. L'important c'est la réputation.