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Billet de blog 17 août 2025

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La question sociale en psychiatrie

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il convient de s’interroger sur la pertinence d’une approche en termes de psychopathologie sociale pour comprendre certains troubles tels que les dépressions, les addictions, le suicide, les violences sociales ou encore les états de stress, … Ces manifestations doivent-elles être interprétées comme l’expression d’une souffrance individuelle, d’une souffrance sociale, ou les deux à la fois ? Peut-on considérer que, parallèlement à la vulnérabilité individuelle, il existe une forme de vulnérabilité propre à la société elle-même, susceptible d’expliquer certaines expressions de détresse psychique ? Ce débat est en réalité universel, et aucune société ne peut véritablement y échapper.

La psychiatrie sociale s’est attachée à identifier les facteurs sociaux influençant l’émergence des troubles mentaux, en mettant notamment en évidence le rôle de la pauvreté, des inégalités, de l’exclusion et de l’adversité sociale. Elle a connu une sorte de déclin face à la psychanalyse et les progrès de la psychiatrie biologique. Elle s’est retrouvée prise en étau entre ces deux disciplines et des formes plus radicales d’expression comme l’antipsychiatrie. Tandis que la psychanalyse s’imposait dans le champ de la psychothérapie, la psychiatrie biologique renforçait la place des traitements médicamenteux et les antipsychiatres entretenaient le mythe de la maladie mentale comme moyen de contrôle social.

La question de la santé mentale des populations migrantes a contribué à relancer le débat en réaffirmant la centralité des déterminants sociaux dans la compréhension des troubles psychiques.  Cette question représente en effet un enjeu majeur de santé publique. Certains auteurs n’hésitent pas à qualifier cette réalité d’ « épidémie silencieuse » ou de « tragédie sanitaire », devant les données épidémiologiques qui témoignent d’une surreprésentation marquée des troubles mentaux au sein de certaines minorités ethnoraciales et groupes de migrants. Les différents modèles théoriques élaborés mettent en avant le rôle central du stress social dans cette vulnérabilité psychique. Qu’il se manifeste sous forme de discriminations, de précarité socioéconomique ou d’exclusion, le stress social apparaît comme un déterminant majeur de la santé mentale. De nombreuses études menées en Europe ont souligné une variation du risque en fonction de l’origine ethnique, du pays d’accueil et des conditions du parcours migratoire, confirmant ainsi l’influence décisive des environnements psychosociaux sur la santé mentale des populations migrantes.

La question du stress social ne concerne pas uniquement les populations migrantes ; elle s’inscrit plus largement dans le débat sur les liens entre conditions sociales et santé mentale. Si les facteurs sociaux ne peuvent, à eux seuls, rendre compte de l’ensemble des troubles psychiques, il serait tout aussi réducteur de limiter l’analyse aux seules dimensions individuelles ou biologiques. Une compréhension globale de la santé mentale nécessite ainsi une approche intégrative, tenant compte à la fois des vulnérabilités personnelles et des contextes sociaux dans lesquels elles s’expriment. Une lecture exclusivement psychologique risquerait d’invisibiliser la souffrance collective, tandis qu’une approche strictement sociale pourrait dissoudre la singularité de l’expérience individuelle. L’exploration des articulations entre vulnérabilité individuelle et fragilité sociale s’inscrit dans une démarche pluridisciplinaire, visant à mieux appréhender la complexité des interactions entre société et pathologie mentale. Ce constat invite à revaloriser la psychiatrie sociale en lui redonnant une place centrale dans l’analyse et la compréhension des troubles psychiques.

Cela conduit à formuler de nouveaux modèles explicatifs en intégrant les apports croisés de la sociologie, de l’économie, des politiques publiques et de la médecine sociale. L’enjeu ne réside plus uniquement dans l’identification des pathologies, mais dans la compréhension des mécanismes par lesquels les dynamiques sociales façonnent la santé mentale à l’échelle collective.

La psychiatrie contemporaine ne peut plus se limiter à traiter des symptômes isolés. Elle doit s’élargir aux problèmes de santé mentale dans leur globalité, liés aux conditions de vie. Il devient dès lors impératif de reconnaître les difficultés sociales comme des objets de recherche à part entière. Cela implique de considérer les inégalités sociales et la pauvreté comme des déterminants fondamentaux de la santé mentale, au même titre que les facteurs biologiques ou psychologiques.

Face à ces défis, le savoir psychiatrique traditionnel montre ses limites. Il nous faut réinterroger les cadres théoriques en vigueur et développer des approches transdisciplinaires, capables de prendre en compte la souffrance sociale, les mutations culturelles et les inégalités structurelles.

Les populations paupérisées et marginalisées subissent une double injustice, à la fois sociale et sanitaire. La détérioration de leur santé mentale, associée aux obstacles rencontrés pour accéder aux soins, constitue une injustice et une forme majeure d’inégalité en matière de santé. Il est urgent d’inscrire cette réflexion dans une perspective de justice sociale, en favorisant une redistribution équitable des ressources et des droits.

Face à de tels enjeux, le savoir psychiatrique traditionnel apparaît démuni et souvent inopérant, ce qui nous invite à reconsidérer le champ de notre discipline et à renouveler ses outils théoriques. Il nous appartient, en tant que professionnels de santé et chercheurs, de faire évoluer les cadres traditionnels pour développer une psychiatrie sociale contemporaine, capable de relever les défis d’un monde en perpétuelle mutation.

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