"Cette propension des blancs, de la modernité occidentale à se penser soi-même comme étant innocents. C'est quelque chose qui est très important chez Houria Bouteldja. C'est aussi quelque chose dont parle extrêmement bien James Baldwin, qui écrit dans « La prochaine fois le feu », que leur plus grand crime, il parle des blancs américains, c’est que ce soient aussi des innocents. Innocence qui constitue leur crime. C'est qu'ils arrivent encore à se vivre comme étant innocents." Déborah V. Brosteaux
Regarder en direct le génocide à Gaza, ressentir une émotion, parfois même une indignation, sans jamais se sentir réellement impliqué par cette violence, me semble relever d’autre chose que d’une innocence au sens de Baldwin. Ce n’est ni un pur déni de réalité, ni un simple aveuglement. Il s’agit plutôt d’un découplage, d’une dissociation entre ce que l’on perçoit, des enfants déchiquetés, des civils mutilés, et le sens politique ou morale que l’on en donne. Un découplage cognitif insidieux, un mur invisible qui sépare deux réalités parallèles, qui empêche de relier ce que l’on voit à ce que l’on fait. Un hiatus s’installe entre la violence objective des images et la façon dont cette violence est intégrée (ou non) dans le champ de la responsabilité collective. Ce hiatus entre la violence brute des images et la manière dont cette violence est ignorée dans le champ de la responsabilité collective relève d’un mécanisme mental élaboré. Une séparation mentale. Un écran invisible qui disjoint les mondes sans jamais les relier.
Ces victimes, en somme, n'appartiennent pas au même monde que ceux qu’Israël et l’Occident prétendent combattre. Elles n'ont pas leur place dans la même géographie symbolique, ni dans la même temporalité. On peut ainsi s’émouvoir de leur sort, mais sans jamais faire le lien avec sa propre responsabilité historique, politique et morale.
Il s’agit d’un mécanisme psychique et idéologique qui permet de ne pas se sentir impliqué. Un biais cognitif, ou un dispositif de défense, destiné à protéger sa propre humanité de ce qu’elle pourrait avoir à reconnaître : qu’elle est peut-être du mauvais côté de l’histoire.
D’un côté, les enfants démembrés, les cris étouffés sous les gravats, les petits corps emmaillotés dans des sacs plastiques. De l’autre, les combattants palestiniens, l’ennemi, la menace, l’archétype de la violence à anéantir. Et entre ces deux mondes, un vide. Et entre eux, rien. Aucun pont. Aucun lien symbolique. Ce lien, on le nie sans même y penser. Les victimes ne sont pas vues comme les enfants, les frères et les sœurs de ceux que l’on combat. Ces "ennemis" demeurent invisibles, privés d’image, de visage. Ce contraste est saisissant et accentue l’idée de deux mondes parallèles, séparés.
Et c’est ce découplage qui rend possible l’émotion sans culpabilité, sans se sentir responsable. On peut pleurer sur les enfants sans jamais penser qu’ils sont les enfants de ceux qu’on combat. On compatit sans se compromettre. On dénonce la mort, mais jamais les logiques de guerre qui la rendent acceptable.
Ces enfants et autres victimes flottent dans un espace à part, une enclave humanitaire, déconnectée de toute histoire, de toute politique, de toute filiation.
Le vrai crime, c’est cette faculté à découpler la souffrance de la cause, à désactiver le lien entre l’horreur et la machine qui la produit.
Une manière sophistiquée de rester spectateur, bouleversé, mais intact.