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Billet de blog 29 mai 2025

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L’enfant et le racisme

Deux écrivains franco-algériens évoquent leur confrontation à des scènes de racisme ordinaire durant l'enfance.

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L’enfant et le racisme

Dans un texte poignant, Louisa Yousfi  mêle mémoire intime et dénonciation sociale à travers le prisme d’un souvenir d’enfance. Elle y raconte l’achat avorté d’un timbre qui devient le point de départ d’un puissant témoignage sur le racisme ordinaire.

« Un souvenir avec papa : on entre dans un bureau de tabac pour acheter un timbre. J’ai cinq ans, je le sais parce qu’on vient d’emménager à Antibes. Mon père demande le timbre dans son mauvais français. La dame lui répond : on ne vend qu’aux clients. Elle ne nous regarde pas en disant cela. Mon père balbutie : je ne suis pas un client, moi ? Elle ne répond pas. Je me souviens que je ne regarde pas mon père et qu’il ne me regarde pas non plus. »

À l’origine du livre de Xavier Le Clerc "Le pain des Français", un souvenir similaire d’humiliation et une révélation douloureuse. Enfant, il accompagne un jour son père acheter du pain. Le boulanger les éconduit brutalement : « Ici, on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules ! » Le père ne répond pas, et l’enfant non plus. Ils repartent, silencieux.

Louisa Yousfi poursuit : « Je me souviens qu’on se retrouve sur le trottoir sans timbre. Que je cherche une explication. Je me dis qu’il fallait acheter autre chose pour être considéré comme un client. Rien à voir avec le fait d’être arabe. Je me souviens qu’à cinq ans, je me dis ça, et que je n’y crois pas. Parce que, si c’était vrai, elle aurait expliqué ce qu’était un client. Elle aurait parlé à mon père comme à un client potentiel, comme à un humain, au moins. Je me souviens que mon père me prend la main et dit : mahlich (c’est pas grave). On rentre. Pendant des années, j’ai cherché à comprendre ce que j’avais ressenti. »

De son côté, Xavier Le Clerc confie qu’il aurait aimé voir son père répondre avec panache : « Vous nous refusez du pain parce que vous refusez votre propre passé. Vous ignorez que nous sommes assimilés depuis bien longtemps. Que vos pâtisseries avaient jadis le goût de la mélasse, blanchie par les cendres produites en broyant les os calcinés de nos ancêtres. »

Les similitudes entre ces deux souvenirs sont saisissantes. Elles dépassent l’événement lui-même : elles témoignent d’une incompréhension partagée, celle d’enfants confrontés à une violence qu’ils ne peuvent nommer. Le racisme ordinaire se manifeste ici dans sa forme la plus insidieuse, mais profondément humiliante. L’enfant, incapable d’en saisir pleinement le sens, cherche des justifications rationnelles. Mais ce qui s’imprime en lui, c’est cette gêne silencieuse, ce sentiment confus d’exclusion.

Ces récits ont en commun la perplexité de l’enfant face à une humiliation qu’il ne comprend pas encore, mais qui façonnera durablement sa vision de la société. Ce n’est qu’avec le recul que le sens émerge. Ces scènes, vécues par des milliers d’enfants issus de l’immigration, ont souvent structuré en profondeur leur rapport à la citoyenneté et à la France. Rares sont ceux qui, sur le moment, prennent conscience de la violence subie. Mais cette violence s’incruste durablement dans les mémoires, comme une blessure qu’on mettra des années à nommer.

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