Mon amie, travaille depuis une quinzaine d'années dans une petite manufacture industrielle de moins de cinquante salarié(e)s.
Au cours d'une soirée, elle m'a raconté son vécu dans cette entreprise.
Affaire familiale jusqu'en 2020, les anciens patrons, pour des raisons familiales justement, jettent l'éponge et vendent l'entreprise, fin 2020, à un groupe industriel et financier. Avant le rachat, la méthode de gouvernance des deux patrons, le père et son fils était radicale : patriarcale, autoritaire avec les salarié(e)s, extrêmement ferme et rigoureuse avec les fournisseurs et les clients. Certains fournisseurs n'hésitaient pas à affirmer que ces deux là, étaient les gars les plus durs en affaires qu'ils n'aient jamais rencontrés.
Le père, officiellement à la retraite depuis longtemps, mais toujours présent dans SON entreprise, s'occupait de la production : il veillait à la discipline, surveillait les cadences, la qualité des produits fabriqués , formait le personnel entrant ou désireux de changer de poste de travail. Car ce gars là connaissait toutes les machines et tous les postes, pour y avoir lui même travaillé du temps où c'était le grand père qui tenait l'affaire.
Son fils, lui même formé par son père sur tous les postes, avait une connaissance parfaite des capacités de production et de livraison de sa boite. De formation commerciale, Il cumulait les fonctions de direction commerciale, des achats, de l'ordonnancement, de la comptabilité et du personnel, aidé par un groupe de secrétaires ultra compétentes.
Malgré leur caractère "brut de décoffrage", les salariés leur faisaient confiance. Ils savaient que ces deux larrons, présents dans l'entreprise six jours sur sept, géraient les affaires au centime près : le père, par exemple, surveillait les déchets, pour s'assurer qu'aucune matière première et qu'aucuns produits finis ne soient jetés. Au printemps ou en été, lorsque la luminosité extérieure était suffisante, il coupait les rampes de néons pour économiser l'électricité. Il exigeait et surveillait le contrôle stricte des marchandises déchargées : il faisait peser chaque palette de matière première réceptionnée, faisait ouvrir chaque colis de produits de négoce reçus, pour s'assurer de la conformité de la livraison, en qualité et en quantité. Il faisait même effectuer un relevé hebdomadaire du compteur général d'eau par un salarié, pour détecter les éventuelles fuites.
Par ailleurs, les deux lascars, héritiers d'une longue tradition manufacturière remontant à la fin du 19ème siècle, ne s'embarrassaient pas avec des grands discours. Lorsqu'un conflit éclatait avec une ou plusieurs personnes, point de convocation individuelle au bureau, ils réglaient le problème directement dans l'atelier.
Bref, les salarié(e)s leur faisaient confiance car il savaient qu'ils avaient affaire à des vrais patrons : défendant âprement leurs intérêts, ils reconnaissaient tout de même l'implication de celles et ceux qui "faisaient plus que le contrat", en accordant des primes qu'ils appelaient "suppléments responsabilité". Mais surtout, ils avaient cette qualité incontestable : l'autorité naturelle. En effet, comment, pour une ouvrière ou un ouvrier, remettre en question l'autorité de la personne qui l'a formé, qui lui a montré comment se servir d'une machine et surtout, qui lui a donné des conseils, des "tuyaux" (les bons gestes), pour atteindre le niveau de productivité exigée tout en préservant leur énergie et leur santé ?
Mais fin 2020, avec le rachat de l'entreprise, tout change. Le père, dépité, mais résigné à la décision de son fils, fait ses adieux au personnel avec cette phrase : " ici, c'est plus chez moi ". Le fils, pour assurer la transition et la continuité de l'activité, reste en poste à la direction. Mais rapidement, il entre en conflit avec le groupe et avec le nouveau directeur de production, embauché par celui-ci : il n'est pas d'accord avec les nouvelles méthodes de gouvernance, basées sur le "lean management" (ou "lean factory"). S'ensuit une période de flottement, au cours de laquelle les salarié(e)s et notamment les responsables d'ateliers, ont la désagréable sensation d'un effondrement de l'autorité : alors qu'auparavant, ils étaient surveillés secondes après secondes, ils peuvent désormais se promener librement, aller boire un café ou fumer une cigarette quand bon leur semble. Ils sont véritablement livrés à eux même, sans plus personne capable de prendre les décisions concernant les priorités de production et de livraison des commandes des clients.
Parallèlement, le groupe communique. Il organise, début 2021, une réunion, à laquelle sont "conviés" obligatoirement tous les personnels, intitulée "réunion d'informations sur l'intégration de l'entreprise dans le groupe", au cours de laquelle un homme, qui se présente comme étant le directeur général du-dit , annonce que l'objectif , concernant cette entreprise, est de "doubler le chiffre d'affaire à l'horizon 2025". Il précise également la "philosophie" du groupe, à laquelle le personnel devra se conformer : amélioration continue, management participatif, expertise, optimisation, packaging de services multi-solutions, commerce B to B , pilotage, flexibilité Etc...Ici et désormais, finit le salariat, "vous êtes des équipiers". Par contre, aux questions légitimes du personnel, relatives aux conditions de travail et de rémunérations, il répond :" nous verrons, nous ne sommes pas des magiciens".
Mon amie, ouvrière de l'industrie "par défaut", mais titulaire d'un Brevet de technicienne supérieure technologique, n'est pas du genre à se laisser conter des histoires, surtout en ce qui concerne les processus de production, lesquels sont au coeur de sa formation. En bonne technicienne, elle se renseigne, par l'internet, sur le groupe qui a racheté sa boite. Elle s'aperçoit qu'il s'agit d'un conglomérat d'entités plutôt opaque : L'actionnaire unique est à la tête d'une ribambelle de holding, de sociétés civiles et de sociétés civiles immobilières. Elle prend conscience alors, du caractère "historique" de ce dont elle est témoin. Elle réalise qu'elle a la chance de vivre un moment de bascule entre deux mondes : d'un coté, le monde des maîtres et des contremaîtres de la manufacture familiale de la fin du 19ème, début du 20ème siècle, et de l'autre, le monde moderne des financiers du néolibéralisme et de leurs valets, les managers, qui s'appuient, pour assoir leur pouvoir, sur une idéologie, un langage et des dogmes , mais qui se moquent éperdument du développement industriel.
En mars 2021, le dernier dirigeant historique de la boite, le fils, est remercié et prié de ne plus se mêler des affaires. L'activité perdure tout au long de l'année, mais, dès la fin 2021, les salariés constatent une baisse du volume de travail. La baisse du volume d'affaires, facilement constatable par les opératrices et les opérateurs se poursuit en 2022. Certaines personnes n'hésitent pas à avancer les chiffres de 20 à 30 % de perte, ce que nie la direction.
Début 2023, la direction, définitivement débarrassée de l'ancienne gouvernance, désormais libre de ses choix, annonce aux délégués du personnel, qu'elle vient de décider d'une nouvelle classification du personnel, décidée en vertu des principes suivants : la fin du système de primes au mérite, qu'elle dénonce comme étant un "système à la gueule du client", et la volonté de respecter l'égalité salariale entre les femmes et les hommes.
Le (nouveau) directeur convoque tous les salariés à un entretien individuel au cours duquel, il les informe du niveau auquel il les a classés, dans la cadre de cette nouvelle classification, et de leur salaire brut correspondant.
Au cours de cet entretien, le directeur dit à mon amie que, vu son ancienneté et son expérience, il a décidé de la classer au niveau 3 pour un salaire brut de 1800 euros. Elle calcule, à l'aide de la fonction calculatrice de son téléphone portable que, au regard de son taux horaire actuel, cela représente une augmentation de 2,5% de son salaire brut. Mais le directeur, lui explique que sa prime "supplément responsabilité" allait être amputée de 2,5%, de manière à ce qu'elle "ne perde rien". Elle demande alors logiquement à ce que l'intégralité de sa prime soit intégrée dans son salaire horaire. Refus catégorique du directeur car : "sinon, vous dépasseriez le salaire brut que j'ai fixé pour votre niveau", lui dit il.
Intriguée , mon amie, une fois rentée chez elle, consulte, via internet, la convention collective dont dépend son entreprise. Et là, elle découvre qu'un accord de branche étendu, relatif à la mise en oeuvre d'une nouvelle classification professionnelle, basée sur des critères classants précis, dont n'a pas parlé le directeur lors de l'entretien, datant de 2013, aurait du s'appliquer au plus tard au 1er mai 2016, ce qui n'a jamais été fait. De plus, elle découvre que les accords de branche relatifs au salaires, conséquents de la nouvelle classification, prévoient des salaires minima pour chaque niveau. Autrement dit, l'argument du directeur, pour justifier le fait qu'il ne peut inclure l'intégralité de sa prime dans son salaire horaire brut ne tient pas, puisqu'il fait référence à un salaire maxima.
Furieuse d'avoir été "roulée dans la farine", elle décide d'écrire un courrier à son employeur, en prenant soin de l'informer qu'une copie de celui ci sera remise aux délégué(e)s du personnel, pour l'obliger à apporter une réponse écrite.
Dans ce courrier, elle écrit notamment : " De toute évidence donc, vous avez connaissance de cet accord ainsi que des accords nationaux relatifs aux salaires minima dans l’industrie (...) De toute évidence également, vous avez pris quelques libertés avec le texte de l’accord du (...) 2013, puisque, à aucun moment, vous n’avez mentionné, les sept critères classants (non cadres) définis à l’article 1.3 , l’existence d’un niveau 6, les trois échelons prévus pour les niveaux 2 à 6, les positions I à IV pour les ingénieurs et cadres.".
Elle poursuit : " Au regard des éléments que je viens d’apporter, je vous demande de m’accorder un nouvel entretien individuel concernant ma classification dans la grille de compétences, sur la base des dispositions de l’accord du (...) 2013 relatif aux classifications professionnelles. Je conteste en effet, au regard de ces dispositions, le classement au niveau 3 et revendique un classement au niveau 5."
Elle finit par : "Afin de vous permettre de préparer le nouvel entretien individuel dont je viens de solliciter la tenue, vous trouverez ci-joint, mon curriculum vitae arrêté à l’année 2015, une copie de mes diplômes de Baccalauréat technologique et de Brevet de technicienne supérieure "
Voici des extraits de la réponse écrite de son employeur, par "lettre remise en main propre contre décharge" :
"En premier lieu, il est indispensable de préciser que la grille de salaire et le référentiel de compétences que je vous ai présentés lors de notre entretien individuel du (...) 2023 résultent d'un engagement unilatéral interne qui est déconnecté des dispositions de la convention collective relatives à la classification et aux rémunérations correspondantes qui s'imposent à nous, sans que nous puissions y déroger.
Le référentiel de compétences, établi de manière objective par rapport à des critères de polyvalence intra-métiers et inter-métiers, qui détermine un système de rémunération interne, n'a strictement rien à voir avec la classification conventionnelle et les salaires minima conventionnels que nous avons toujours respectés, et que nous continuerons bien évidemment à respecter."
Le courrier finit par la conclusion suivante : "en conséquence, l'intégralité de l'argumentaire que vous avez développé pour pouvoir bénéficier d'un classement au niveau 5 tel que prévu dans notre référentiel de compétences interne est vain puisqu'il s'appuie sur la convention collective (....),laquelle, encore une fois, est déconnectée de notre référentiel interne."
J'ai lu et relu ce courrier, sidéré, n'en croyant pas mes yeux et j'ai dit à mon amie : "tu as la chance d'avoir entre tes mains un bijou de la novlangue, un texte qui deviendra certainement un classique de la littérature manageriale"
En effet, cette lettre concentre, à mon sens, tous les travers du management, la mauvaise foi, le mépris, le narcissisme et surtout l'incompétence, car sous une forme qui se veut juridique, le fond ne fait que confirmer ce que dénonçait mon amie dans son courrier : dans son entreprise, la convention collective n'est pas respectée, ou du moins, les dirigeants s'arrangent avec l'esprit des textes conventionnels. Ces gens là sont tellement incompétents et aveuglés par leur égocentrisme, qu'ils n'ont même pas calculé qu'ils ont remis à mon amie une bombe à retardement, un objet juridique écrit, daté, signé, dont elle peut se servir à tout moment devant la justice.