Moriane, 36 ans, mère de 2 enfants, était ouvrière dans une usine du groupe textile Biderman de C dans le Limousin. Le samedi matin 4 mars 1989, elle s'est immolée par le feu, sans témoin, dans un pré proche de son domicile. La veille, à l'usine, elle avait subi la pression de la contrôleuse de qualité, qui, chronomètre en main, surveillait son rendement.
En rentrant le soir à la maison, son mari verra le mot sur lequel elle dit où il trouvera sa dépouille. Elle ne se plaignait jamais, ne parlait pas beaucoup dit l’un de ses proches qui ajoute, « le pire, c'est qu’elle avait horreur du feu ». La veille, à l’usine, elle avait subi la pression de la contrôleuse de qualité, qui, chronomètre en main, surveillait son rendement. Elle a « osé » lui dire qu'elle le transmettrait elle-même. Persuadée que cela lui vaudrait d'être « convoquée » le lundi matin, elle était certaine d’être licenciée. Elle s'est immolée le samedi, jour non travaillé, premier jour de repos éternel pour elle, qui n’a, pour ainsi dire, pas dérangé l’organisation de travail en se suicidant le week-end.
La nouvelle de l'immolation
Je ne vivais plus dans la région, mais je me souviens du jour où j’ai appris sa mort, par ma mère. Nous ne connaissions pas Moriane mais d'autres femmes qui, comme ma tante, travaillaient dans cette usine, et décrivaient des conditions de travail très dures. Pour nous, le geste sidérant de Moriane était, sans doute aucun, lié au travail à l’usine. Encore plus sidérante était l’absence de retentissement de ce geste qui, de notre point de vue, aurait du soulever une indignation sans précédent et faire beaucoup de bruit.
Il m’arrivait d’évoquer ce drame de manière informelle avec des personnes de la commune. Certaines ne se souvenaient pas, et j'en étais surprise dans cette petite commune où l'anonymat est impossible. D'autres « banalisaient » l'acte le considérant sans signification particulière, un suicide comme les autres. La mémoire est sélective certes et l'acte de suicide est privé en ce qu'il relève d'une décision personnelle. Mais cet oubli du suicide d'une ouvrière rappelle « l'inégalité des vies humaines dont la valeur dépend de celle que leur accorde l'environnement social(2) ».
Comme le dira plus tard Roland Coutanceau, « l'immolation est un acte de revendication, un 'J'accuse'. Pour le Larousse, c'est « une forme extrême de protestation sociale pour des personnes au bout du rouleau qui n’ont pas réussi à se faire entendre (…) une forme de sacrifice ».
Assez nombreux sont les suicides dans cette région, par noyade, pendaison… Mais aucun par immolation à ma connaissance. En Asie, des moines boudhistes se sont immolés par le feu contre des persécutions diverses, pour dire leur indignation contre la guerre du Vietnam... En Europe, en Tchécoslovaquie en 1969, Yan Palach s'est immolé pour protester contre l’invasion Soviétique destinée à « mater » la population contre le « Printemps de Prague ». Bien plus récemment encore, en 2011, en Tunisie, Mohamed Bouazizi, marchand ambulant qui tente de survivre en vendant des légumes, s’immole pour protester contre la saisie de sa marchandise. Dans les années 1980, des suicides directement en lien avec les conditions de travail et reconnus comme tels, interviendront chez « Orange », ex France Télécom dont les dirigeants seront traduits et condamnés en justice.
Une histoire qui me regarde, je vais la regarder
Dans le geste de Moriane, il y a le travail à l’usine et les relations qui s’y rapportent bien entendu. Il y a aussi le contexte local, la culture qui lui est propre, l’impact des conditions sociales économiques. Elle n’est plus là pour dire ce qu’elle vivait, ce dont elle souffrait, parler de sa « vie privée » au point de se priver de vivre. Bien que non semblable, l’identification personnelle à l’histoire Moriane motive cet écrit.
Avant de reprendre des études, j’ai travaillé comme apprentie cuisinière/serveuse dans un restaurant d’un tout petit bourg du département. Certains/certaines m’appelaient « la bonne à tout faire ». J’en ressentais de l’humiliation. J’ai gardé des enfants dans une famille, puis j’ai été préparatrice de commandes dans un office pharmaceutique. C’était ma première expérience significative de partage de mêmes conditions de travail avec d’autres personnes, des femmes essentiellement. Partage aussi de liens de solidarité même si le syndicalisme n’était pas encore implanté dans cette entreprise de Limoges. C’était la première fois que je pointais sur une machine dont je n’imaginais même pas qu’elle puisse exister, la première fois que j’étais soumise comme les autres préparatrices de commandes, à un petit chef qui épiait les conversations entre nous et nous regardait avec concupiscence.
J’ai ensuite travaillé dans une compagnie d’assurances, d'aucuns diraient une sorte de « promotion », mes collègues étaient bien moins agréables et drôles que dans le précédent emploi. Je pourrais les qualifier de petits « cols blancs » voulant faire plaisir au patron, aristocrate, dont les avances sexuelles étaient connues de toutes. Ces débuts d’expériences professionnelles mais aussi l’histoire familiale, puis mon engagement dans un mouvement de jeunesse et le syndicalisme m’ont particulièrement rendue sensible à la condition ouvrière et aux différences de classes. Ainsi l'histoire de Moriane me regarde, et je vais la regarder.
À la recherche du souvenir du Moriane
Moriane est morte en 1989 mais c'est en août 2003 que j'ai commencé à recueillir des témoignages de personnes concernées par ce drame à différents titres(4) et à consulter des archives. Cette démarche n’avait aucun caractère officiel. Je savais qu’il s'agissait d’un sujet délicat. Seuls mon appartenance à la région, à la commune et l'intérêt pour l'usine ont servi d’introduction à ces recherches.
En ce mois d'août 2003, j'ai eu un contact avec Dominique Grador responsable fédérale du Parti communiste. Dès l'annonce du drame, elle avait contacté la famille qui ne souhaitait pas « faire trop de bruit ». Elle avait alerté de la gravité des conséquences des conditions de travail pour les ouvrières des deux sites du groupe. Elle avait adressé plusieurs courriers : à François Mitterand alors Président de la République, à Michel Rocard premier ministre, à François Hollande député de la Corrèze, à Georges Marchais en tant que secrétaire du comité de défense des droits de l'homme et des libertés. Dans ses courriers publiés par le journal l'Echo(5), elle citait les humiliations, les souffrances et les menaces imposées par des dirigeants.
Ce même journal daté du 9 mars, titre, « Cadences de travail : l'ouvrière n'a pas pu faire face ». L'article fait référence à la lettre écrite par Moriane ou elle dit « son désespoir et qu'elle n'en peut plus des cadences où sont soumises la soixantaine de travailleuses de cette usine ». Dans ce même article, on peut lire qu'elle avait repris son travail depuis une semaine après quinze jours d'arrêt maladie « où la dépression nerveuse était devenue une maladie professionnelle ». Lors de la journée des femmes du 8 mars 1989, soit quelques jours après la mort de Moriane, le syndicat CGT obtient un rendez-vous à la préfecture et la tenue d'une table ronde au cours de laquelle le préfet s'engage à demander une enquête à l'inspection du travail. J'ai tenté, en vain, de retrouver le résultat auprès de la DIRECCTE (6) dont le résultat, conservé aux archives départementales, est non accessible au public en raison de son caractère privé avant un délai de 50 ans.
Le journal La Montagne du lundi 6 mars 1989 publie l'annonce de l'immolation dans la rubrique « faits divers » sous le titre « Drame de la dépression ». Il n'est pas fait référence aux conditions de travail ni au contenu de la lettre mettant en cause son travail contrairement au journal l'Echo. Si l'on s'en tient au Larousse le fait divers est « un événement sans portée générale et qui appartient à la vie quotidienne ». L'immolation n'est pas un fait quotidien, banal. Bien heureusement, toutes les ouvrières du groupe ne se sont pas immolées même si toutes ont été durement éprouvées, même si nombre d'entre elles ont souffert de « dépression nerveuse » (…). Ainsi, on pourrait paraphraser Marie Pesé reprenant le titre d'une fable de La Fontaine, « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ». (7)
Témoignages (8)
Le Maire, l'usine et la souffrance morale
En août 2003, j'ai un rendez-vous avec le maire « sans étiquette » et lui dis mon intérêt pour l’usine et son évolution. Nous avons échangé quelques amabilités autour de mon grand-père maternel qui avait été Conseiller municipal sur une liste opposée. À travers son récit, on ne peut douter de l’engagement et de l’énergie dont il a fait preuve pour la création d’emplois dont l'usine était porteuse dans les années 1970 afin de ralentir l'exode rurale. Il raconte l’évolution de l’usine textile qui passe d’une dimension « familiale », à la dépendance de groupes industriels peu scrupuleux des subventions obtenues de la commune, région, Etat, jusqu'à s'en mettre « plein les poches » me dira plus tard le conseiller général.
Le maire connaissait les familles, leurs difficultés sociales diverses. L'édile donnait du travail, prenait soin des ouvrières en créant des logements sociaux, soignait certaines d'entre elles. En découlait indubitablement des rapports de dépendance et de paternalisme. Ce statut de notable a pu impacter le rapport au travail des ouvrières en favorisant la docilité. À propos de l'immolation de Moriane, il considérait qu'il y avait « de la souffrance morale », ce travail étant bien différent du travail d'employées de maison auquel était « habituées les filles de la campagne » […] « faire le ménage, la cuisine, ou travailler à la maison de retraite, est la continuité de ce qu'elles faisaient chez elles ». Après l'enterrement de Moriane, les ouvrières se sont rendues en cortège à la Mairie. Il lui semble probablement peu concevable qu'il s'agisse d'une protestation puisque, selon lui, il s'agissait de demander l'autorisation de se rendre à l'enterrement alors qu'il avait déjà eu lieu le matin...
Valérie, ouvrière, contremaîtresse, puis responsable d’atelier : « Le plus important, que mes directeurs soient contents ».
Je l’ai rencontrée en août 2003. Elle se présente comme une femme dynamique, agréable au contact. Elle a commencé à travailler à l’usine dès la création en 1970 jusqu'à la fermeture définitive en 1999 dont les effectifs varieront mais ne dépasseront jamais les 50 salariés. Elle a été ouvrière, chef d'équipe, contremaîtresse puis chef d'atelier. Le directeur a réuni l’ensemble du personnel à l’occasion de sa nomination officielle. Davantage que la promotion, ce qui lui faisait le plus plaisir était, que ses directeurs soient contents. Des membres de sa famille ont été embauchés à l’usine. « C’est pas facile d’être chef avec la famille et je les avais prévenus : Je serai encore plus dure, sinon c’est du fayotage ». De même, à propos des relations avec les ouvrières, « on ne peut pas avoir de relations amicales, après c’est pas possible avec le travail ».
Elle travaillait beaucoup, restait pendant la coupure du déjeuner... pour tester l'augmentation du rendement. L’agent des méthodes donnait le temps, elle équilibrait la chaîne : 28 minutes pour un pantalon, dans les autres ateliers c’était 30. Elle décrit une ambiance « plus familiale » que sur l'autre site de l'usine (où le syndicat CGT était implanté). Concernant les ouvrières en difficulté ou absentes elle y prêtait attention de la manière suivante : « J’aimais bien rendre service mais on ne peut aider que si les gens te parlent d’un problème. Si ton gosse est malade, emmène-le chez le médecin, prends une heure… c’est une allergie, c’est pas grave ! » Elle assume sa position hiérarchique, et si cela perturbe ses relations familiales ou amicales, elle n'en fait pas état. Elle est restée très réservée sur le suicide de Moriane, se contentant de dire, « avec la lettre qu’elle a laissée, on n’est pas plus avancé », et « on est toutes allées à l'enterrement ».
Lors de la fermeture de l’usine en 1999 après plusieurs années de manifestations sous différentes formes, le journal La Montagne (9) la présente ainsi : « Responsable de l'usine mais d'abord salariée comme les autres ». Tout en appartenant à la hiérarchie, crainte par les ouvrières en tant que responsable d'atelier, ses propos montrent qu'elle ne se différencie pas du collectif dans ces circonstances particulières : « toutes les commandes ont été livrées on pourrait rester chez nous (...) « mais on reste à l'usine pour être ensemble ».
Jeanine - ouvrière de 1973 à 1990 – résignée - « On ne peut rien contre les puissants »
Elle a travaillé avec Moriane. Originaire d’une famille paysanne de la commune, elle avait été femme de ménage puis avait « travaillé la terre ». La ferme ayant été mise en location faute de pouvoir en vivre son mari avait été embauché dans un haras et elle, à l’usine.
Comme toutes les ouvrières qui ont témoigné, elle se plaignait du stress du chronomètre, en particulier lorsque la contrôleuse de qualité était dans son dos : pas rater les coutures, pas parler avec les autres y compris sur le parking devant l'usine... Elle s'indignait silencieusement de l'attitude des chefs « qui avaient leurs têtes, dont Moriane dans le collimateur (...) » Lorsqu'on lui demandait si elle(s) réagissai(ent), elle répondait, résignée, « On ne peut rien contre les puissants ». Elle est la seule de celles que j'ai rencontrée à se souvenir de la venue de la CGT, point sur lequel je reviendrai.
Chantal - ouvrière de 1985 à 1986 – Celle qui n'avait pas peur
Chantal connaissait Moriane. La cinquantaine, originaire de la région, elle travaillait en région parisienne avant de revenir pour reprendre la ferme familiale. Les premiers temps sont difficiles sur le plan financier au début, l’usine recrute, elle y restera un an. Comme Jeanine, elle s'indigne du stress du rendement, de la surveillance pour le temps passé aux toilettes, l'interdiction de parler. Pour elle, « les filles se laissaient mener, la peur régnait, quitter l’usine, perdre la travail c’était la fin du monde, pour beaucoup d’entre nous, la maison à payer… Elle n’avait pas peur des chefs.
Une fois elle est entrée furieuse dans le bureau de la contremaîtresse pour lui dire son fait. Les autres ouvrières étaient interloquées de son audace, elles faisaient « profil bas à longueur de temps, elles pleuraient beaucoup ». Excédée par le zèle de la contremaîtresse, « prête à tout pour satisfaire le patron », elle rapporte que l'une des cheffes est allée jusqu'à « secouer une ouvrière par les épaules et l’avait poussée sur une dizaine de mètres dans l’atelier ». Une prime était versée si le rendement augmentait, elle n'en a jamais eu.
Amandine – ouvrière - Un départ précipité
Amandine n'a pas connu Moriane. Elle venait de quitter le lycée et avait 18 ans, c'était son premier travail, qui a duré trois mois. Elle ratait régulièrement les pièces mais comme elle devait partir, « je m'en foutais un peu » dit-elle. Elle évoque essentiellement le climat de peur des ouvrières qui ne parlaient pas, et ceci, dès l’arrivée sur le parking. Elle a quitté l'usine « sur un coup de tête », sans être en mesure de se souvenir de ce qui l'a provoqué, à la coupure du midi, elle n’est pas rentrée chez ses parents. La contremaîtresse a appelé ces derniers pour signaler son absence. Elle n’est jamais retournée à l'usine. Comme elle, et comme on va le voir, trois autres ouvrières, rapporteront des départs « passage à l'acte » sans être en mesure de préciser le motif mais liés au stress.
Mme E – ouvrière – « Elle n'aurait pas dû faire ça » (...)
Elle connaissait bien Moriane, elles co-voituraient pour aller travailler. À propos de l'immolation, elle pense qu'elle n'aurait « pas dû faire ça, laisser son mari et les enfants (…). Tout en se plaignant de la dureté du travail, elle aimait bien l’usine pour les copines qu’elle a regrettées après la fermeture ajoutant qu'elles parvenaient à déjouer la surveillance de la hiérarchie pour parler entre elles. Elle avait de l'estime pour la responsable de l'usine contrairement à une autre cheffe. Après la fermeture définitive de l'usine, elle participait chaque année aux repas annuels organisés à l’initiative de la responsable de l'usine.
Justine - ouvrière de 1978 à 1981 - « Fallait s'accrocher, parfois on était à bout »
Justine a travaillé à l'usine de septembre 1978 à 1981. Elle ne connaissait pas Moriane et a appris le suicide par sa famille qui lui a dit que quelques jours avant sa mort, Moriane avait demandé à sa belle-mère le coût d'un enterrement. Ceci laisse à penser qu'elle avait, entre autres, des préoccupations financières... Comme les autres, Justine dénonce « le chrono (…) on était à bout », « marquée » dit-elle, par les reproches, les demandes de justification en cas d'absence ou les appels au domicile des cheffes pour en connaître le motif. Comme deux autres ouvrières, elle évoquera « les avances » de certains chefs.
Caroline – ouvrière de 1986 à 1995 « moi je pensais que le travail pouvait nous tuer »
Elle a travaillé avec Moriane qui était « un peu timide, mal vue des chefs ». Pour Caroline il s’agissait de son premier emploi, juste après le bac, un recrutement « éclair ». « J’ai appelé le mardi, j’ai été reçue le mercredi et j’ai embauchée le lundi suivant ». « On travaillait à la chaîne, si le rendement n’était pas atteint à la fin de la journée, 54 pantalons par jour, fallait rester au-delà des horaires. [...]. En 1993/1994, le carnet de commandes se vidait : « c’était le travail à la demande, on pouvait être appelées pour 3 heures, j’ai refusé la contremaîtresse m’a dit que je ne retrouverais pas de travail, que j’habiterais sous les ponts ». Elle aussi évoque « un passage à l'acte », un départ précipité en milieu de matinée. Elle ne se souvient pas du motif, « les contremaîtresses m'avaient... ». « J'étais dans un état second, comme une automate je suis allée chez ma cousine qui m'a dit que j'étais méconnaissable. Suite à ça j’ai été convoquée chez le grand patron qui a mis ça sur un problème personnel », écartant ainsi le contexte professionnel. Comme deux autres ouvrières, elle parle des avances faites par certains chefs et la crainte que cela inspirait. « Quand il convoquait, on savait pourquoi. Il m’a donné sa petite carte de visite avec son téléphone ! Pareil pour F (autre ouvrière). « On avait honte, on en parlait pas, c’est après qu’ on en rigolait ». Elle ne savait pas ou ne se souvenait plus des articles du journal l'Echo ni de la venue de la CGT qui leur a valu d'être enfermées...
Odile, ouvrière, à l’usine jusqu’en 1999
Odile était une proche de Moriane et c'est elle qui a décrit son dernier jour de travail. Elle a confirmé l'envoi par la poste de la lettre de Moriane à sa famille disant que si elle se suicidait c’était à cause travail. « Il n’y a pas de doute, si Moriane s’est suicidée c’est à cause du boulot, y’a pas photo : la contrôleuse de qualité était toute une journée sur son dos pour la chronométrer (…) Elle l’a un peu envoyée balader mais ne l’a pas insultée (…) elle était persuadée qu’elle serait virée le lundi à cause de ça (...) ». Après l’enterrement, un membre de la famille voulait, « afficher la lettre de Moriane à l’usine. On lui a dit de pas le faire… ». La contrôleuse de qualité était « exécrable », Odile se contenait pour ne pas l’envoyer « balader » jusqu'à ce jour où elle n'en pouvait plus et, comme Amandine, Caroline, elle n’est pas revenue travailler l’après midi. Ce sont ses proches qui l'ont persuadée d'y retourner. Comme toutes les ouvrières interwievées, elle dit ne pas eu connaissance des interventions de Dominique Grador, ni des articles de journaux que je lui ai adressés ni de la venue du syndicat CGT à l'usine après l’immolation.
Après l'enterrement, la manifestation à la mairie
L'enterrement avait eu lieu le matin. L'après midi, il leur a été demandé de rattraper le retard dû à une panne d'électricité... ou pour rattraper le temps perdu pour aller à l’enterrement... Sur ce point, les témoignages divergent un peu mais s'accordent sur la panne d'électricité. Quoi qu'il en soit, l'immolation de Moriane a déclenché la colère., elles-mêmes impressionnées par ce qu’elles osaient faire, c'était la première fois.
Valérie, la responsable d'atelier, n’a pas évoqué cet évènement où elle était présente, mais du côté de la direction qu'elle avait prévenue en ces termes, dira Jeanine : « un troupeau de filles descend à la mairie ». Le directeur de l'usine du groupe était présent. Je n'ai, hélas pas pu retrouver ses coordonnées contrairement au conseiller général. Ce dernier ne se souvenait, 30 ans après, ni des personnes présentes ni même de l’immolation de Moriane dont il était très sincèrement désolé. En revanche, il n’avait pas oublié la mobilisation contre la fermeture de l’usine entre les années 1998 et 1999, les subventions de la région, de l’Etat et de la commune pour le maintien des deux sites de l’usine et des dirigeants ajoutant que ceux-ci « s’en sont mis plein les poches ».
Toutes les ouvrières étaient présentes à cette manifestation. « On voulait pas finir comme Moriane, ça nous a fait peur à toutes, moi je pensais que le travail pouvait nous tuer » (Caroline) (...) « On leur a dit qu’aller toujours plus vite ça suffisait, qu’on en avait assez d’être des robots et qu’on voulait pas finir comme Moriane » (Mme E). Le directeur a été remplacé, le précédent était irrespectueux, quand il recevait les ouvrières, c’était « les pieds sur le bureau » contrairement à « M. X très humain, M. Y celui-ci une vraie nouille et M. Z un truand » (Mme E.) Le chronométrage a été revu « à la baisse, le précédent résultait d'une erreur » (Odile). La formulation tend à écarter l’accélération volontaire et, par là même, la responsabilité des personnes qui en étaient chargées. En recevant les ouvrières, le conseiller général, le directeur de l’usine et la hiérarchie directe reconnaissaient de manière implicite ou explicite que l’immolation avait à voir avec le travail à l’usine.
Le 15 mars 1989, l’Union Départementale CGT, publiait un communiqué de presse10, informant qu’une délégation composée des délégués du personnel de l'autre site situé en Corrèze, s’était rendue à l’usine de C où travaillait Moriane et où il n'y avait pas de présence syndicale. À leur arrivée, la délégation note : « Sachant que la CGT devait venir, l’encadrement a enfermé les salariées dans l’entreprise le lundi matin, au mépris de toutes les libertés et toute sécurité »… D’autres extraits du communiqué relèvent, « un témoignage effrayant sur leurs conditions de travail dans ce qui ressemble plus à un bataillon disciplinaire qu’à une entreprise. Les cadences infernales, les brimades, les insultes, les menaces téléphoniques lorsqu’elles sont malades, le chantage à l’emploi. « À MAS-BIDERMAN de C, on ne connaît ni la convention collective, ni les règles de sécurité ; on ne respecte rien ni personne surtout pas les femmes qui y travaillent. « Témoignages de conditions de vie d’un autre âge ou témoignages sur la vie que veut imposer un patronat féroce (…) La seule à se souvenir de cette délégation était Jeanine. Caroline, Odile et Mme E, qui travaillaient encore ne se souvenaient pas. Valérie, la responsable d'usine ne l'a pas évoquée. Comment ont-elles pu oublier la venue du syndicat et d'avoir été enfermées dans une pièce pendant cette visite ? Concernant Valérie en tant que responsable, on peut se demander si elle était co-auteur de l’enfermement ou témoin impuissante d'une décision prise à plus haut niveau.
Les dirigeants, des pratiques, la justice
Je l’ai dit plus haut, je n'ai pu retrouver d'autres membres de la hiérarchie de ce groupe dont j'aurais bien voulu avoir le témoignages. Ils n'ont pu ignorer les différentes publications et interventions. Ils ont participé à la « table ronde » organisée à la demande de la CGT par le préfet et ont eu connaissance de l' enquête demandée à l’inspection du travail sur les usines du groupe qui n’avait pas l’exclusivité de conditions de travail difficiles, de contrôles abusifs, de chronométrages harcelants et autres humiliations. À ce sujet, je voudrais revenir sur les départs précipités de Amandine, Caroline... Silencieux en apparence, ils résultent de pressions et rappellent « les crises de nerfs » d'ouvrières face à des tâches répétitives, sujet qui a fait l'objet d'études sociologiques (11). Dans le film « Coup pour Coup » (12) on voit une ouvrière qui crie, jette ses affaires, les autres se précipitent pour la soutenir, pareillement concernées par le stress lié au rendement. Pas de réactions semblables, hélas, pour les ouvrières de Mas-Biderman dans des situations similaires. Ainsi, lorsque une ouvrière « craquait » et tout en étant indignée, Jeanine disait qu'elle « baissait la tête ». De même, sur un autre registre, les propositions sexuelles par des supérieurs évoquent l'abus de pouvoir et la domination au delà du travail et la tentative d'appropriation des corps, « le droit de cuissage », une forme de « redevance sexuelle » dira Michelle Perrot (13).
Dans les années 2000, des anciens dirigeants de l’entreprise « Orange » ex. « France Télécom » ont été traduits en justice suite à des suicides dont un par immolation pour « harcèlement moral en raison d’une politique de l’entreprise et des méthodes de management ». (14) Cela aurait pu être le cas pour ceux de Mas-Biderman si leur responsabilité avait été établie bien entendu. Si tel avait été le cas, cela n’aurait évidement pas rendu la vie à Moriane, mais aurait contribué à faire savoir qu’elle était victime d’une injustice dans un contexte où l’humiliation des personnes régnait. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire mais de souligner ce que la législation a permis sous la pression des luttes syndicales, des médecins du travail, des chercheurs en psychopathologie du travail, et à toutes celles et ceux qui s’intéressent au monde du travail.
En conclusion, oubli et banalisation
Au début de ce travail, j’ai écrit combien j’étais étonnée et même indignée de l’oubli de l’immolation de Moriane qui aurait dû faire grand bruit, un « tintamarre » sans précédent auprès du grand public. Au terme de ce travail, plutôt que l’oubli, c’est la banalisation de l’acte, consciente ou non, pour écarter la dimension de révolte. Ce drame illustre ce qu’était le salariat féminin, dans une usine de petite taille, dans le milieu très rural des années 1980 différent des sites industriels urbains, de plus grandes tailles où les organisations ouvrières étaient présentes. L’appartenance à la communauté très restreinte qu’est une petite commune où chacun se côtoie dans des lieux usuels, conduit à « ne pas faire de vagues » sous peine d’en être rejeté. L’usine est un « entre-soi » constitué de relations de voisinages, familiales, et même si celui-ci s’avère cruel, mieux vaut se taire au risque de perdre son travail ou d’être exclu.
Autre aspect, la relation aux notables que l’on estime touts puissants, « on n’y peut rien » dit Jeannine, illustre à la fois la conscience du sort qui lui est réservé à elle et à celles et ceux de sa classe sociale et la résignation. On est du côté des perdants, de génération en génération la domination a régné, elle est intériorisée et n’a trop souvent rencontré que la docilité. Les souhaits de la famille étaient, on l'a vu, de ne pas faire trop de bruit. (15) Lors de l'entretien avec le mari de Moriane, à propos des causes du suicide, il a indiqué qu'il n'y avait pas que le travail à l'origine de l'immolation. Le suicide résulte, sans aucun doute, d’une conjugaison de motifs. La dépression, maladie grave s’il en est, trop souvent incomprise, peut avoir aussi de multiples causes dont l’une peut être suffisante pour déclencher un passage à l’acte. En tout état de cause, et comme le rappelle Roland Coutanceau, l’immolation est un acte extrême de revendication, un « j’accuse » (16).
Le suicide est un tel bouleversement pour les proches, une sorte de ras-de-marée qui peut entraîner un mélange d’émotions dont la colère et les reproches envers la personne qui est passée à l’acte. La réflexion de Madame E, ouvrière, collègue et amie de Moriane et de la famille, pourrait illustrer ce propos : « En tant que mère, on ne laisse pas un mari seul avec ses enfants ». À cela on peut opposer une autre réflexion, « On ne pardonne rien aux femmes ».
Dans un contexte bien différent, d’autres ouvrières, héroïnes ou pas, ont été oubliées comme en témoignent divers documents. Parmi ceux-ci, un documentaire d’Hervé Leroux, cherchant à retrouver l’ouvrière de l’usine Wonder de Saint Ouen qui ne voulait pas, « retourner dans cette tôle » après la grève de mai 196817. Autre documentaire « 1968 : journal d’une inconnue » (18). L’auteure, Laure Pradal cherche à retrouver l’ouvrière d’une usine de câblage à Montpellier qui a tenu le journal de sa vie d’ouvrière depuis la date de son embauche en 1967 jusqu’à son licenciement en 1968.
Pour sa part, Michèle Perrot note que le nom des ouvrières meneuses de grève a souvent été oublié. Parmi elles, Lucie Baud, syndicaliste, tisseuse, dont elle tente de reconstituer le parcours personnel et militant dans un livre publié en 2013.19 Autre femme, la « presque » oubliée Martha Desrumaux, militante syndicale, résistante, à qui François Perlier, rend hommage dans un très beau documentaire(20). Les auteur(e)s soutiennent qu’elles sont moins reconnues et donc plus oubliées que s’il s’agissait d’hommes dans des situations similaires.
Le souvenir de Moriane ne figure dans aucun documentaire. Comme elle, comme ses compagnes ouvrières de ce groupe, mais aussi ailleurs dans d'autres usines et dans bien des situations de travail, des femmes ont trop souvent subi (et subissent encore), en silence, des humiliations et des violences. Laissons le dernier mot à Robert Castel qui écrit dans la préface de l’un de ses livres, « ne pas perdre sa vie à la gagner ». (21) Moriane y a succombé.
Notes
[1]Haut lieu de la résistance du maquis limousin commandé par Georges Guingouin
[2]Leçon inaugurale Colllège de France, Didier Fassin, janvier 2020
[3]Immolation par le feu : la troublante série noire, La dépêche 17/02/2013
[4] - Ouvrières, la responsable de l'usine, le mari et des proches familiaux de Moriane, le maire, le conseiller général, sauf les dirigeants du groupe par impossibilité de retrouver les coordonnées. Tous les prénoms ont été modifiés
[5]Quotidien régional crée en septembre 1943 définitivement disparu en novembre2019
[6]Direction Régionale des Entreprises et de la Conccurence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi
[7]M. Pezé, « Souffrance et Travail », 1997-2008 – ed. Flammarion – 5/5/2010
[8]Tous les prénoms ont été anonymisés. Sept ouvrières ont été interwievées
[9]Du 18/2/1998
[10]- L’Echo 15/3/1989
[11]Journal « Antoinette », IHC-CGT, n. 53, juillet-août 1968 – cité par F. Gallot, p.210
[12]Film documentaire réalisé par Marin Karmitz – 1972 -p.
[13]Préface à la thèse de Louis M.V. « Le droit de cuissage », éd. Ouvrières 1994, cité par F. Gallot op.cit.
[14] Https://www.sudouest.fr justice
[15]Dominique Grador, entretien septeMAS-BIDERMANre 2003
[16]L’Immolation par le feu : la troublante série noire, La dépêche, 18/02/2013
[17]Reprise, film documentaire d’Hervé Le Roux, 199611
[18]http:///www.film-documentaire.fr
[19]Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset, collection « Héroines », 2012
[20] Le souffle de Martha, 2020, 60 mm.
[21]Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Editions Fayard – L’espace du politique, 1995