PAS DE TRÈVE DES CONFINEURS
Marie José Mondain et Dominique Quessada (Diakritik)
Tout le monde parle de « l’après ». « Après ne sera plus comme avant », promet-on un peu partout. Comment sera le monde « d’après » ? De quoi sera fait le jour « d’après » ? Tous les médias regorgent de spéculations sur « l’après ». Sera-t-il différent de « l’avant », et en quoi ? Ou sera-t-il la duplication frénétiquement relancée de cet « avant » dont tout le monde semblait pourtant s’accorder pendant un (court) moment à penser qu’il était bien mal parti, et qu’il nous menait tout droit à la catastrophe ?
Nous devons impérativement refuser de reprendre la ritournelle hollywoodienne du « day after » qui a scénarisé à l’envi l’ensauvagement chaotique des lendemains de catastrophe. Les pouvoirs en place écrivent déjà les épisodes des futures séries d’un « Covid » grand public. Ce qui se passe aujourd’hui mérite mieux, mérite un effort de la pensée construit et partagé par tous. « L’après » est nécessairement en rapport avec « l’avant ». Cet « avant » qui semble connu se trouve repensé dans le présent si bien que la question de « l’après » n’est envisageable dans la projection imaginaire qui le constitue que dans son écart ou son identité avec « l’avant ». La question du lendemain ne saurait être confisquée par une vulgate envahissante qui réduit l’intensité du présent à l’urgence sanitaire. C’est bien ainsi qu’il faut entendre la plainte de celle et de ceux qui soignent dans l’urgence présente lorsqu’ils dénoncent l’incurie, l’absence de pensée et l’incohérence irresponsable face à des lendemains réduits à la reprise financière. L’économie est un enjeu politique.
Même les Journaux de confinement qui se multiplient un peu partout envisagent la période de cet arrêt quasi général de l’activité humaine (à l’exception des soignants et des métiers soudainement dits « essentiels », ceux qui justement permettent que « ça » – terme dont l’indétermination est grande – continue) comme un moment de réflexion sur ce que sera « l’après » où des confinés font part de leur vision. Le confinement étant en général envisagé comme une suspension de presque tout ce qui constituait « l’avant », et comme un état d’attente plus ou moins fébrile d’être enfin dans « l’après », comme si l’on était tous dans des starting-blocks, prêts à reprendre la course, et piaffant d’impatience à cette perspective forcément réjouissante. L’image produite est celle d’une humanité attendant comme un gaz sous pression de pouvoir sortir de ce qui la comprime, entravant pour un temps son mouvement. Le confinement comme cocotte-minute.
Il y a pourtant dans cette masse de spéculations et cette floraison d’opinions un grand oubli, ou plutôt un grand évitement : trop peu de personnes en effet – et c’est très étonnant – se questionnent sur le « maintenant ». C’est-à-dire sur ce qui n’est ni « l’avant » ni « l’après ».
Peu de gens semblent en effet désireux de se tenir dans l’intensité existentielle et dans la quasi-immobilité, dans le suspens que suppose ce « maintenant ». Pourtant, par une magie inattendue du confinement, « maintenant » a cessé pour un temps d’être cette chose fuyante et habituellement fantomatique, n’ayant d’existence que d’être entre « avant » et « après ».Le présent ne nous échappe plus, il s’impose. L’arrêt général du mouvement nous installe tous dans la possibilité de séjourner intensément dans le « maintenant ». « Maintenant » pourrait ainsi désigner le temps propre au confinement, envisagé non pas comme un moment d’attente anxieuse ou de simple transition (la fluence entre avant et après), mais pour lui-même. Comme son nom le fait entendre, « maintenant » désigne ce que nous tenons dans la main, ce qui nous fait tenir. La focalisation de la plupart des penseurs sur « l’après » est le signe d’une fallacieuse focalisation de la pensée, ou plutôt d’un calage sur un mode habituel de la pensée. Or, nous sommes de manière stupéfiante hors les modes habituels. Nous vivons tous, et tous en même temps, un moment d’une rareté et d’une intensité telles que l’humanité n’en n’a jamais connu. C’est l’expérience de la nouveauté d’une première fois qui par définition mobilise nos capacités d’inventer. Et, si l’humanité n’est pas novice en matière d’épidémies ou de pandémies, la seule chose inconnue, nouvelle, rare et magnifique, est précisément cette expérience parfaitement inédite du « maintenant ».
En 1968, Gébé a dessiné L’an 01, dont le sous-titre était « on arrête tout et on réfléchit ». En 1985, Serge Gainsbourg a écrit pour Jane Birkin Quoi,une chanson qui dit « J'aimerais que la terre s'arrête pour descendre », et c’est exactement ce que nous permet ce moment – une immobilisation possiblement porteuse d’un mouvement aux antipodes de la réplication et du statu quo.
Qu’est-ce que ce confinement produit dans la pensée, qu’est-ce qu’il permet de modifier dans ce que Foucault nommait « le souci de soi » ?
Il s’agit d’un retrait à l’égard de tout ce qui nous occupait, nous préoccupait, en un mot de tout ce qui remplissait notre esprit et nos corps dans la vie quotidienne. En réalité, comme des personnes en désintoxication, nous nous déconfinons chaque jour à la manière de prisonniers qui découvriraient ce que pourrait être une nouvelle définition – ou plutôt une nouvelle expérience – de la liberté. Autrement dit, il s’agit de faire un constat inattendu : nous pouvons (devrions ?) vivre l’épreuve du confinement comme une forme de sortie de prison, comme une sorte d’évacuation de l’inessentiel. Allégés en partie des rythmes imposés par la vie sociale coutumière, nous pouvons distribuer tout autrement les séquences consacrées à nos activités usuelles, celles des repas, celles des appels, celles des relations affectives, et, celles du travail (à part bien sûr pour celleux qui sont en télétravail). Nous reconnaissons le caractère paradoxal de ce qui est dit là, et que certains pourraient trouver abusif autant qu’illusoire. Il ne s’agit pas en effet d’offusquer les évidences et perdre tout bon sens, et encore moins de pratiquer quelque déni de réalité en renversant les termes du confinement et en niant tout ce qu’il contient de menace d’isolement, de violence et de fragilisation sociale et économique.
Nous tentons de suggérer autre chose : que cette situation d’enfermement peut opérer comme un révélateur radical d’une autre carcéralisation.
Si l’on reprend l’image de la désintoxication, alors le confinement ressemblerait à une sorte de sevrage qui nous permettrait de recouvrer la santé. Puisqu’il s’agit justement d’une crise sanitaire peut-être avons-nous ici l’occasion de repenser différemment la question de la santé elle-même.
La crise épidémique est une crise écologique. La collapsologie ne saurait s’abstraire de la virologie. C’est ce qu’indiquent à juste titre tous ceux qui se battent pour la santé de la planète en considérant que notre santé en dépend totalement. Considérer la propagation de ce virus à partir d’une crise planétaire de l’environnement, prendre en compte les graves perturbations qui atteignent la condition animale et les ressources végétales, qu’il s’agisse des ressources forestières ou des industries agricoles, sont autant de paramètres dont le rassemblement fait de cette crise sanitaire un épisode sinon tout à fait prévisible, en tout cas explicable. Il ne s’agit pas de trouver un coupable soit sur un marché soit dans un laboratoire chinois, car il y a sur la planète entière un lien absolument direct entre ce qui se passe sur les marchés et dans les laboratoires. C’est un même système où s’actualise la double efficacité du pharmakon, l’économie des poisons est inséparable de l’économie des remèdes.C’est ainsi que l’on apprend que les masques et les produits médicamenteux viennent aussi de Chine. Il en va ainsi non seulement de la Chine bien sûr, mais de l’économie mondialisée dans sa totalité. Alors comment penser notre rapport à la santé, quelle image en avons-nous ? De quelle façon la santé des corps est-elle compatible avec la santé du capitalisme ? Est-ce qu’il faut mettre le capitalisme en réanimation jusqu’à ce qu’il opère à nouveau avec toute la robustesse nécessaire à la reprise des inégalités, des injustices qui assurent sa prospérité ? Ou bien lorsque la santé collective sera retrouvée et assurée, il nous faudra constater que le virus a atteint irrémédiablement le système lui-même ?
Passant rapidement en un downtempo de plus en plus lent jusqu’à presque se figer, ce moment a offert à chacun, parallèlement à la tragédie sanitaire, économique et humaine qu’il convoie, une expérience du temps ralenti que notre époque de plus en plus dévouée à l’accélération avait évacuée, et dont nous semblions avoir oublié la possibilité même. Comme si le film s’arrêtait progressivement et, sa vitesse réduite tendait à se fixer en une image que chacun alors devient capable de produire : l’image de soi-même. Renvoyés à l’image de toutes nos dépendances et à celle de nos aliénations les plus intimes, nous voyons en même temps se dessiner notre nouveau profil possible : ne plus être dépendant, imaginer les nouvelles figures de l’autonomie.
Même si les jours de confinement semblent se répéter davantage que les jours « d’avant », cette répétition (au sens désagréable du mot) n’est qu’apparente. Elle donne en fait accès aux régularités qui se passent en nous. Elle soulève un peu le voile d’une matière qui la plupart du temps nous échappe : les engrammages de notre cortex cérébral et de notre système neuronal qui organisent ce que nous sommes avec la rigueur implacable de logiciels ou d’algorithmes.
Derrière l’assignation à résidence, le moment que nous traversons peut nous permettre ainsi d’entrevoir un autre niveau de carcéralité, bien plus profond : la « cage intérieure » qui nous structure habituellement, ce bric-à-brac hétérogène et pourtant parfaitement articulé de conventions sociales, d’habitudes, de conditionnements, d’attitudes, d’éducation, de logiques de classe, d’effets de mode, et de lignes directrices, tous ces plis et nervures intimes qui forment notre personnalité, et déterminent une grande partie de ce qui façonne notre rapport au monde. Ainsi, l’épreuve du confinement imposé fait se déployer en nous la perception d’un autre confinement. Cette cage intérieure est habituellement inaperçue, elle devient manifeste, et dès lors peut s’en trouver fragilisée. Le confinement pourrait-il être une voie d’accès à une plus grande liberté ?
En séjournant « en chacun des moments » comme le dit Hegel, nous pouvons alors mieux mesurer notre assuétude à l’oubli de soi qui règne en réalité au cœur de cette période dite, de façon terriblement simplificatrice, individualiste.
C’est au prix d’une saisie de la particularité absolue de cette situation que « l’après » pourrait ne pas être qu’une version altérée ou accélérée de « l’avant », mais son enrichissement : une application de ce que nous avons compris en séjournant aux côtés de nous-mêmes pour un temps dans le « maintenant ».Envisagé de cette manière, le ralentissement nous donne la possibilité d’un enrichissement extraordinaire en termes non pas financiers, mais de connaissance de soiet du souci de tout autre, individuellement et collectivement. Il s’agit là d’une expérience proustienne du temps ralenti et par là même retrouvé, du temps « retrouvant ». À la recherche du temps gagné, en quelque sorte.
Nous devrions profiter le plus possible de cette chance paradoxale offerte à qui veut bien la saisir – une chance nichée au cœur d’une tragédie.
Le non-confinement qui s’appelle la vie sociale sous tous ces aspects est le masque puissant qui d’une certaine façon nous prive chaque jour d’un manque spécifique et inaperçu : notre manque et le besoin que nous avons de manquer. Malgré les violences multiples qu’elle convoie, la vie sociale offre tant qu’en comblant nos besoins, elle fait que nous devenons oublieux de cette aspiration vertigineuse du vide qui dans d’autres cultures que la nôtre est au centre de ce qui donne son sens à la vie. Le vide est nécessaire, il est la condition de possibilité de tout mouvement. L’absence de vide définit ce qui fait bloc, et dès lors tout est bloqué.
Nous nous sommes posé la question suivante il y a peu de jours : qu’est-ce qui me manque exactement en ce moment ? Il s’agissait bien sûr non pas des biens qu’il faut acquérir quotidiennement pour se nourrir par exemple – biens dont le manque dû à la pauvreté, au chômage ou à la crise économique est terriblement angoissant pour beaucoup d’entre nous en ce moment –, mais d’un autre type de manque : ce dont le manque est la condition existentielle.
Qui me manque ? Qu’est-ce qui me manque ? Je ne peux me contenter de répondre par un nom, par quelques noms, par quelques distractions ou agitations sociales, conviviales. Non, ce n’est pas cela qui manque. Rien ni personne ne me manque. De quoi sommes-nous privés ? De voir, de toucher ? Non, pas davantage. La réponse qui s’est imposée fut la suivante : je ne manque de rien. Puis, plus exactement : je ne manque plus de ce rien, de cette vacuité qui me rend une respiration que j’avais peut-être perdue. Il me manque tout ce qui voilait mon manque. Nous sommes par force et obligation confrontés à ce manque qui est au cœur de ce non-être, et qui fait la saveur de notre existence. Ce manque là désormais s’impose comme une vérité paisible mais fragile. Je ne manque plus du rien de mon « être » ; ce rien si vif et si mortel ne me manque plus. Je sens la vivacité douloureuse de ma vacuité essentielle, et ce rien est précieux. Pourquoi vouloir à tout prix le combler ?
Ainsi envisagée, l’expérience politique et métaphysique extrême que représente le confinement, expérience que personne ne se serait imposée volontairement – à part peut-être quelques mystiques – peut se révéler libératrice. Et ceci malgré le stress, malgré l’angoisse de l’avenir, malgré le fait pour beaucoup d’entre nous de ne pas savoir comment ils vont pouvoir continuer de se loger, comment ils vont pouvoir se nourrir et nourrir leurs enfants le mois prochain, malgré l’indépassable violence des inégalités et des injustices de classe qui fracturent évidemment l’unité de cette expérience. Cette expérience du manque dépasse la simple approche cérébrale dont les philosophes et les intellectuels sont coutumiers ; elle concerne strictement tout le monde – intimement aussi bien que politiquement. C’est ainsi à partir de ce manque que pourrait se constituer la mise en mouvement qui conditionne tout changement, toute transformation du monde.
Pour ce qui est des inégalités et des injustices, il faut redire que la propagation « aveugle » du virus est non seulement relative, mais peut-être une idée fausse. Même si un virus ne discrimine pas par principe, son action n’a rien de démocratique. Les plus faibles et les plus pauvres (ce sont souvent les mêmes) sont par milliers les victimes sans lustre de l’épidémie. Dans la fable intitulée Les animaux malades de la peste, La Fontaine met en scène une société animale qui cherche la cause de son mal. Si ce mal est dû à la colère des dieux, il faut leur sacrifier le coupable qui en est la cause. La fable dit deux choses fondamentales. La première concerne la nature aveugle et égalitaire du mal : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». La seconde concerne la victime à sacrifier : ce sera un pauvre âne, le plus innocent de tous. « Que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Au cœur de la pandémie, l’inégalité des conditions se fait sentir, et c’est le plus faible qui payera pour tous.
Le confinement est une épreuve terrible pour les plus démunis, sans travail, sans logement ou si étroitement logés que l’espace partagé devient irrespirable. Or, c’est dans ces conditions de paupérisation et de suffocation que se manifestent des solidarités remarquables et des égoïsmes cyniques. Ces contradictions ne sont pas toujours isomorphes au rapport de classe parce que le capitalisme s’est employé depuis des décennies à créer des oppositions, et même des haines, à l’intérieur des couches les plus défavorisées. Ces oppositions ont profondément affaibli et dénaturé l’énergie politique des gilets jaunes, par exemple. Les associations fondées en plein confinement sur les rapports de voisinage ont montré toute leur force coopérative. C’est justement l’unité possible de ces énergies qu’il faut construire en ce moment pour que ce ne soit pas l’âne qui paye pour tous, mais les animaux puissants et prédateurs, les lions mangeurs d’agneaux et non le faible brouteur d’herbe.
Le virus opère comme un révélateur : la mise à nu des mécanismes diluviens du marché et des maltraitances planétaires. Une intoxication mondiale coupe la respiration des plus faibles. Il faut de l’oxygène, encore de l’oxygène, et même cet air si vital est désormais compté. Alors voilà, l’humanité manque d’air respirable. Elle étouffe elle suffoque et s’affaisse, les poumons exténués.
Jadis la respiration des forêts soutenait la respiration des hommes, mais les forêts brûlent et le virus coupe le souffle. Asphyxie planétaire. Nous pensons à Little Nemo de Windsor Mac Kay. La bande dessinée du début du 20èmesiècle où le tout jeune Nemo rêvait chaque nuit d’un certain état du monde. Parmi ses rêves, il y a cette planche superbe d’un cauchemar parmi tant d’autres : les habitants de New York doivent désormais acheter l’air qu’ils respirent. Quand Nemo se réveille, le cauchemar s’interrompt, et c’est un monde respirable qui accueille son réveil. Mais c’est impossible pour nous : il faut nous réveiller à l’intérieur du cauchemar du monde devenu irrespirable, et faire avec et malgré lui, en dépit de lui, et peut-être paradoxalement grâce à lui.
On pourrait penser que le confinement a à voir avec la question de l’espace : assignés à résidence, nous serions immobilisés et empêchés d’occuper l’espace. En réalité, le confinement nous fait surtout faire une expérience singulière du temps, et derrière celle-ci, de nous-même. Car le confinement nous met de gré ou de force en conversation, en face à face, avec un interlocuteur à qui nous avons finalement assez peu l’occasion de nous adresser : nous-même ou en présence de nos formations inconscientes. Il nous offre ainsi la possibilité d’une perspective renouvelée sur ce protagoniste partiellement inconnu de notre propre vie. Il semble bien que la crise que nous traversons touche directement notre inconscient et les figures fantasmatiques de nos désirs et de nos angoisses. Les récits quotidiens qui nous sont imposés mobilisent sans aucun doute des réactions traumatiques et postraumatiques. Nous rêvons autrement, peut-être comme Charlotte Beradt en témoignait sous le troisième Reich. C’est pourquoi il est si important de mettre en place des stratégies de résistance vitale et vivante qui ne nous livrent plus à l’imaginaire dominant. Bien au contraire, il nous est donné l’occasion de penser autrement la question de nos résistances et de tisser les nouveaux réseaux, de construire les nouveaux ponts là même où s’impose le lexique des barrières.
Ce lexique des barrières est devenu celui du salut, c’est toute méditation nouvelle qui s’impose sur l’ambivalence du lexique des frontières. Ainsi le libéralisme a fait tomber toutes les barrières internationales du marché. Pas de frontières quand il s’agit de réaliser le maximum de profit dans l’ignorance de notre solidarité sans frontières avec la totalité de tout ce qui vit. Le virus est un acteur physique et métaphysique. Les ambivalences contradictoires d’un « monde sans Autre » tramé par l’inséparation convoquent plus que jamais la pensée sur ce que Édouard Glissant appelait une poétique de la relation, une réticulation archipélique, sur le modèle de la vitalité féconde des mangroves. Le discours qui exalte les barrières, les frontières infranchissables qui protègent la vie de chacun de la toxicité de toute proximité contient évidemment une forte charge fantasmatique. On est en train de façonner un nouvel imaginaire collectif entièrement binarisé entre ce qui condamne et ce qui sauve. Il est impératif de reconnaître la puissance inconsciente et fantasmatique des récits de la pandémie. La contamination produit un lien puissant entre les corps, et ce lien est devenu quasi mortel. C’est une manipulation de l’angoisse qui fait de nous à la fois en en même temps, dans une symétrie inédite, des victimes et des bourreaux potentiels. On entend des affirmations menaçantes ou accusatrices, et tous nous intégrons ce régime de culpabilité potentielle qui ramène soudain à la fiction de Kafka – lui qui a le mieux montré que la culpabilité est le carburant de toute domination.
Le discours dominant affolé par les caisses qui se vident imagine que le temps du remplissage va bientôt s’imposer. Oui bien sûr, il faudra redonner vie aux échanges et à la production des biens et des services, mais faudra-t-il faire le plein de tout comme on fait le plein d’essence ? Ou faudra-t-il bien considérer qu’une redécouverte du vide, de la vacance des corps et des esprits va poursuivre son vagabondage déprogrammé ?
La question du lendemain, celle de « l’après » qui mobilise pourtant les esprits, fixant de cette manière les imaginaires dans une perspective d’évitement, est donc secondaire, aussi longtemps que la virulence de ce virus nous met en demeure de penser au présent. L’épreuve d’un présent à vivre dans une intensité presqu’absolue fait de cette crise une expérience révolutionnaire.
Mais, demanderont les experts et leur cohorte de spécialistes en prévision : quel sera ce monde révolutionné ? Il sera justement de la même nature que celui dans lequel nous faisons l’expérience du présent. Est-ce que ce sera un monde de voisins, de paroles, de chants, d’humour et de ruses ? un monde masqué protégeant les clandestins, cachant les identités, troublant les contrôles, trompant les polices ? – un monde communiquant par les fenêtres et sur les balcons pour moquer les pouvoirs ? Un tissu coopératif et archipélique où les entités vivantes seront à la fois indépendantes et solidaires ? La mondialité pourrait-elle s’imposer contre la mondialisation ?
Nous verrons bien. Mais, en attendant, ne passons pas à côté de cette opportunité unique de voir mieux, ou plutôt de voir autrement.
Alors réveillons-nous. Tentons au moins de le faire. Quelle leçon sociale faut-il tirer afin de pouvoir inventer les nouveaux liens, ceux qui sont indispensables à la vie ? Qui peut nous priver de notre capacité à penser hors limite, à trouver les ruses et les jeux qui franchissent la virulence des clôtures ? N’est-ce pas le moment de faire voir et de faire entendre l’invisible et l’inouï ? Ou au moins de tenter de le faire ? Le réveil est impératif car le confinement tel qu’il est politiquement envisagé (y compris dans sa continuation : le déconfinement) cherche à perpétuer la narcolepsie.
Réveillons-nous, car il n’y aura pas de trêve des confineurs.
Marie José Mondzain Dominique Quessada