Paul Klee, Angelus Novus
(Je reproduis ici un billet de mon blog Harmoniques et Nuances, paru en 2014).
Suite aux grandes rumeurs et aux grands mouvements de foule contre la "Théorie du Genre" à l'école, je suis allée explorer la Toile et j'en suis revenue effarée, partagée entre la désolation, le fou-rire nerveux et la colère.
Des sites religieux (de sensibilité chrétienne, musulmane ou judaïque), des associations (Civitas, Égalité et Réconciliation, Riposte Laïque, le Bloc Identitaire) et des "personnalités" (Zemmour, Soral), semblent mordicus convaincus que le gouvernement actuel est engagé dans une vaste et perverse entreprise de formatage des enfants.
Le grand soupçon
L'objectif pédagogique du gouvernement, notamment de Vincent Peillon, serait d'arracher les enfants à l'influence éducative, morale et religieuse de leurs parents pour leur imposer des valeurs morales et spirituelles particulières et une religion laïque se substituant à toutes les religions et les détruisant. Comme cet enseignement inclurait la sensibilisation à une conception du genre montrant la composante sociale de la féminité et de la masculinité et affirmant la légitimité des pratiques homosexuelles, l'identité sexuelle des enfants deviendrait incertaine, ce qui pourrait les faire glisser vers l'homosexualité.
Ce projet diabolique s'articulerait autour d'une conception totalitaire de la laïcité (dont je ne parlerai pas ici) et d'un monstre nommé la "Théorie du genre", qui aurait été élaborée de façon clandestine par des "lobbies homosexuels et lesbiens" (LGBT) dans le but de s'infiltrer à l'école pour pouvoir pratiquer la pédophilie et imposer l'homosexualité. Notons que, à ce grand soupçon sur les homosexuels (dont je ne parlerai pas non plus ici) s'ajoute dans certains sites et associations la crainte d'un grand complot mondial fomenté par diverses instances dont la franc-maçonnerie, qui seraient en train d'imposer un "Nouvel Ordre Mondial" endétruisant les bases de la famille, de la religion et de la société afin d'assujettir tous les individus dès l'enfance. La théorie du genre et la laïcité en seraient les principaux fers de lance dans le cadre de l'école {Notes (1) à (10)}.
Voir la théorie du genre ainsi caricaturée et vilipendée est très choquant pour la féministe que je suis. Comment cette notion, source de progrès pour l'humanité, peut-elle nourrir de telles croyances et faire l'objet d'un tel soupçon?
Lumineuse théorie du genre
Non, la théorie du genre n'est ni clandestine ni scandaleuse. Mettant en lien un grand nombre d'études pluridisciplinaires, elle énonce que nos sociétés patriarcales utilisent le genre sur un mode pléthorique pour contraindre les hommes et les femmes à une bipartition très rigide des rôles, alors qu'ils ont beaucoup plus de similarités que de différences.
Contrairement à ce qui est dit par leurs détracteurs, les études sur le genre ne nient pas les différences anatomiques et physiologiques entre les sexes dont elles prennent acte, mais elles s'attachent à rappeler que l'être humain est un corps et une psyché immergés dés la naissance dans une société et une culture. On naît et on se développe certes avec un bagage génétique XY ou XX, une vulve ou un pénis, des seins proéminents ou plats, plus ou moins d'œstrogène, de progestérone ou de testostérone, un utérus ou des testicules, une capacité ou une incapacité de gestation, mais toutes ces différences ont peu d'incidence sur l'existence sociale des hommes et des femmes, qu'elles se contentent de colorer ou de transitoirement modifier. Et surtout l'existence de ces différences ne devrait en aucun cas justifier que les femmes soient d'éternelles mineures, assujetties à leur père, mari, chef, devant demander l'autorisation de conduire, de voter, d'ouvrir un compte bancaire, et empêchées d'entreprendre telles études et d'exercer tel métier, afin de sagement devenir et rester les anges du foyer.
Les études sur le genre sont inscrites dans le mouvement des sciences contemporaines, qui ont analysé les effets de l'environnement non seulement sur la physiologie, mais aussi sur les gènes, apportant ainsi la contradiction à l'idéologie naturaliste qui cherche à fixer comme lois naturelles immuables ce qui est en fait produit socioculturel.
Ainsi, on sait que certaines substances (pesticides) peuvent avoir un effet délétère sur la santé, provoquer des dysfonctionnements qui deviennent ensuite héréditaires, c'est à dire transmis génétiquement (ce que les lobbies agro-alimentaires dénient et veulent évidemment invalider) (11). Si le génome lui-même évolue en fonction de l'environnement physico-social, il apparaît que la nature peut aussi être un fait de culture.
On sait que l'alimentation et l'exercice physique modifient la stature, le poids, la masse graisseuse et musculaire, permettant d'accomplir certaines tâches et même de battre certains records sportifs. En consultant des statistiques comparatives, on peut mesurer l'évolution du corps des garçons et des filles en quelques décennies. Preuve s'il en était besoin que le corps est façonné par les pratiques sociales (12).
On sait que les habitus de genre sont très différents selon les contrées et selon les époques. Pour donner un exemple trivial, les hommes urinent parfois assis et les femmes debout. Ainsi que le disait Marcel Mauss en 1936, les techniques du corps sont au croisement de trois domaines : biologique, sociologique et psychologique. « Nous nous trouvons partout en présence de montages physio-psycho-sociologiques de séries d'actes » (13). Pierre Bourdieu parlait de "l'hexis corporelle", qu'il définissait comme « la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser » (14).
On sait que la technologie progressant, les humains ont besoin de moins en moins de force physique pour exercer certains métiers et réaliser certaines tâches. Ce qui était inaccessible aux humains de faibles poids et force musculaire leur est désormais accessible.
On sait que chaque cerveau est, au delà du genre, unique, car il se modèle en fonction de l'expérience singulière de l'individu. Un violoniste développe de façon importante une aire motrice qui restera, chez un non musicien, plus petite. Le cerveau d'un chat privé d'expériences visuelles se développera avec un moignon de cortex visuel. Chaque cerveau, doté de mécanismes de plasticité et de connectivité, est capable de s'adapter à un grand nombre de situations, d'engranger une masse de connaissances et d'apprendre à en inhiber. Il peut faire tout cela, qu'il soit dans un corps d'homme, de femme, de blanc, de jaune ou de noir. D'une certaine façon, résume Philippe Lambert, la plasticité est aux ordres de l'environnement (15).
La grande peur
Les études sur le Genre se sont appuyées sur une somme très importante de travaux anthropologiques, ethnologiques, sociologiques et psychologiques. Il se dégage de ces milliers d'articles et d'ouvrages que l'humanité n'est pas sans savoir que l'identité sexuelle est en grande partie un produit du conditionnement social. Les sociétés en sont si convaincues qu'elles se sentent depuis toujours obligées de marquer le genre au fer rouge parfois jusqu'à la mutilation: pieds bandés des Chinoises empêchant toute autonomie; excision et infibulation des Africaines les privant de tout plaisir amoureux.
Le Genre prétendument "naturel" est si ténu, si fragile et instable, qu'il a fallu de tous temps l'inscrire et le réinscrire dans la chair et dans l'esprit. Il a fallu marteler le message pour que les filles deviennent des femmes fémininement conformes et les garçons des hommes virilement conformes, chacun étant assigné à une place et à un rôle définis par une bipartition rigide du monde qui appauvrit les potentialités tout simplement humaines des uns et des autres. On peut être de genre féminin et développer des qualités et capacités qualifiées de masculines, être de genre masculin et développer des qualités et capacités qualifiées de féminines, d'autant plus que le psychisme de l'être humain comporte des potentialités à la fois féminines et masculines (ce que Freud avait appelé la bisexualité). On peut être un père (géniteur) maternel et une mère (génitrice) paternelle. C'est essentiellement la culture qui donne à ces qualificatifs leur contenu, à ces caractéristiques leur signifiant, au delà des déterminants hormonaux et des "instincts".
Si l'on fait l'hypothèse que l'humanité n'est pas sans savoir que la bipartition du genre est une entreprise psychosociale devant sans cesse être renouvelée, confortée, on comprend mieux pourquoi ceux qui affirment le caractère irrémédiablement "naturel" et rédhibitoire du Genre protestent avec autant de violence quand ils apprennent que leurs enfants vont être sensibilisés au caractère contingent et donc non obligatoire de cette bipartition. Sans doute sentent-ils, au fond d'eux-mêmes, que cette prétendue "nature" procède d'une construction, d'un formatage et d'un dressage qu'ils ont eux-mêmes subis étant enfants et qu'ils croient devoir perpétuer avec leurs propres enfants. Il leur faut coûte que coûte transmettre à leurs enfants "la Norme", qui est "l'évidence de la nature" (éventuellement telle que Dieu l'a faite).
Pour justifier leur rejet, certaines de ces personnes affirment que les études sur lesquelles la théorie du genre repose n'ont apporté aucune preuve scientifique du caractère contingent de la bipartition des rôles, et qu'elles ne sont donc que des idéologies. Jetant à la poubelle des trésors d'observations patientes et de coûteuses réflexions conceptuelles, ces personnes disent que l'on ne sait rien de l'influence de la physiologie sexuelle et des hormones et que l'on doit donc se garder d'enseigner aux enfants quoi que ce soit qui vienne de la Théorie du Genre. On pourrait leur rétorquer que les stéréotypes sexistes, misogynes et homophobes qui sont actuellement diffusés dans les livres destinés aux enfants n'ont pas apporté la preuve de leur pertinence scientifique. Quelle science se permettrait d'affirmer que la Norme fait Loi ?
La pauvreté inhérente à la bipartition
Mettre l'accent sur la seule différence de genre aboutit à ne pas tenir compte de l'extrême diversité des expériences et des identités humaines. En fait, il existe certes des différences entre hommes et femmes, mais il existe toutes sortes d'autres différences interindividuelles produites ou renforcées par l'expérience. C'est pourquoi on observe parfois plus de ressemblances entre tel homme et telle femme que dans certains cas entre deux hommes ou entre deux femmes. L'identité humaine transcende très largement l'identité de genre, comme elle transcende l'identité de couleur, de classe, de langue ou d'ethnie.
Car ne nous y trompons pas: en se fondant sur une idéologie naturaliste, la stratégie de la bipartition du genre opère un masquage. Elle tend à travestir la puissance des mécanismes sociaux possiblement oppressifs qui assignent à chaque être, en fonction de sa "naissance", une identité et un statut social fixes. Rappelons-nous qu'il y a encore quelques années, on prétendait que les enfants d'ouvriers avaient génétiquement un QI bas, ce qui expliquait leur absence ou leur rareté sur les bancs des universités.
La révolution française n'est pas terminée, écrivait en 2008 Vincent Peillon. Ce n'est sans doute pas un hasard si ce titre de livre, associé à une Théorie du genre vouée aux gémonies, est devenu un repoussoir sur la Toile.
Ne sonne-t-il pas en effet comme une menace pour tous ceux qui voudraient que surtout du genre rien ne change, afin de laisser dans les limbes les potentiels de vie interdits, forclos ou refoulés ?
Références
(1) http://vivienhoch.com/2013/05/01/le-plan-educatif-de-peillon-laicite-agressive-et-theorie-du-genre/
(2) http://lecitoyenengage.fr/la-theorie-du-genre-ou-lheresie-judeo-maconnique-5018
(3) http://effondrements.wordpress.com/2012/09/06/la-religion-de-la-laicite-du-nouvel-ordre-mondial/
(4) http://mouvida.com/peillon-veut-abattre-le-catholicisme-et-lui-substituer-une-spiritualite-laique/
(7) http://www.itele.fr/france/video/farida-belghoul-le-bruit-et-la-rumeur-sur-le-theorie-du-genre-70753
(8) http://www.itele.fr/magazines/ca-se-dispute-zemmour-domenach/theorie-du-genre-info-ou-intox-14-71875
(9) http://la-dissidence.org/2014/02/12/theorie-du-genre-florilege-de-citations/
(10) http://la-dissidence.org/2013/12/25/lorganisation-mondiale-de-la-sante-promeut-la-theorie-du-genre/
(12) http://fr.wikipedia.org/wiki/Taille_(anthropométrie)
(13) Mauss M. Les techniques du corps. Journal de Psychologie, vol. xxxii, n° 3-4, 15 mars-15 avril 1936
(14) Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, L1-C4, p. 117.
(15) http://www.scienceshumaines.com/la-plasticite-cerebrale_fr_14724.html