Olivier Berruyer publie, sur son site Les crises (1) un document très important. Il s’agit d’un Mémorandum (2) adressé le 30 août 2014 par le groupe de vétérans du renseignement américain, Veteran Intelligence Professionals for Sanity, à Angela Merkel, Chancelière d’Allemagne.
MEMORANDUM POUR : Angela Merkel, chancelière d’Allemagne
DE: Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS – Les vétérans du renseignement pour un comportement sensé)
OBJET : Ukraine et OTAN
Nous soussignés sommes des vétérans chevronnés du renseignement américain. Nous faisons la démarche inhabituelle de vous écrire cette lettre ouverte pour nous assurer que vous êtes bien au fait de notre point de vue avant le sommet de l’OTAN les 4 et 5 septembre.
Vous devez savoir notamment que les accusations d’une « invasion » russe majeure de l’Ukraine ne reposent pas sur des renseignements fiables. En fait, ces « renseignements » semblent être aussi douteux et « arrangés » à des fins politiques que ceux utilisés il y a douze ans pour « justifier » l’attaque menée par les États-Unis contre l’Irak.
Nous n’avons pas vu de preuve crédible d’armes de destruction massive en Irak à l’époque ; nous ne voyons aucune preuve crédible d’une invasion russe aujourd’hui.
Il y a douze ans, l’ancien chancelier Gerhard Schröder, conscient de la fragilité des preuves de l’existence d’Armes de Destruction Massive en Irak, a refusé de se joindre à l’attaque contre l’Irak. À notre avis, vous devriez considérer avec un grand scepticisme les accusations lancées par le Département d’État américain et par des officiels de l’OTAN, selon lesquels la Russie a entrepris d’envahir l’Ukraine.
Le président Barack Obama a tenté le 29 août de calmer la rhétorique de ses propres diplomates et des médias grand public, lorsqu’il a publiquement décrit l’activité récente en Ukraine comme « une continuation de ce qui a lieu depuis des mois maintenant…ce n’est pas vraiment un changement ».
Obama, cependant, n’a qu’un contrôle limité sur les décideurs politiques de son administration – qui, malheureusement, manquent beaucoup de sens de l’histoire, connaissent peu de choses de la guerre, et font des invectives anti-russes une politique. Il y a un an, des officiels va-t-en-guerre du Département d’État et leurs amis dans les médias ont failli obtenir d’Obama qu’il déclenche une attaque majeure contre la Syrie, fondée une fois de plus sur des «renseignements » pour le moins douteux.
Principalement à cause de la place de plus en plus grande faite à des renseignements que nous croyons erronés, et de la confiance qui leur est apparemment accordée, nous pensons que la possibilité que les hostilités dépassent les frontières de l’Ukraine a augmenté ces derniers jours de façon considérable. Plus important encore, nous pensons que cette éventualité peut être évitée, mais cela dépendra du degré de scepticisme judicieux dont vous et les autres dirigeants européens ferez preuve au sommet de l’OTAN la semaine prochaine.
L’expérience du mensonge
Nous espérons que vos conseillers vous ont rappelé le bilan pour le moins suspect du Secrétaire Général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, en matière de crédibilité. Il nous apparaît que c’est Washington qui continue à préparer les plans des discours de Rasmussen. C’était tout à fait clair à la veille de l’invasion de l’Irak menée par les Etats-Unis, quand, en tant que Premier ministre danois, il a dit à son Parlement : « L’Irak a des armes de destruction massive. Ce n’est pas quelque chose que nous croyons seulement. Nous le savons. »
Des photos peuvent valoir mille mots ; elles peuvent tromper aussi. Nous possédons une expérience considérable dans la collecte, l’analyse et le signalement de toutes sortes d’imageries (satellitaire ou autre), ainsi que dans d’autres types de renseignements. Il suffit de dire que les images publiées par l’OTAN le 28 août ne constituent qu’une base très faible pour accuser la Russie d’envahir l’Ukraine. Il est triste de constater qu’elles ressemblent beaucoup aux images montrées par Colin Powell à l’ONU le 5 février 2003, qui, de la même façon, ne prouvaient rien du tout.
Le jour même, nous avions averti le président Bush que nos anciens collègues analystes étaient « de plus en plus affligés par la politisation du renseignement » et nous lui avions dit catégoriquement que « la présentation de Powell était très loin » de justifier la guerre. Nous avions recommandé avec insistance que M. Bush « élargisse la discussion [...] au-delà du cercle de ces conseillers ouvertement favorables à une guerre qu’aucune raison n’imposait à nos yeux, et dont nous pensions que les conséquences imprévues auraient toutes les chances d’être catastrophiques ».
Regardez l’Irak aujourd’hui. Pire que catastrophique.
Bien que le président Vladimir Poutine ait jusqu’à maintenant fait montre d’une réserve considérable sur le conflit en Ukraine, il nous incombe de nous souvenir que la Russie, elle aussi, peut « choquer et stupéfier » [“shock and awe.”] . À notre avis, s’il y a la moindre chance pour que ce genre de choses puisse se produire en Europe à cause de l’Ukraine, des dirigeants sensés doivent y réfléchir avec la plus grande prudence. Si les photos que l’OTAN et les États-Unis ont publiées représentent les meilleures « preuves » disponibles d’une invasion de la Russie, nous pensons de plus en plus qu’un effort majeur est en cours pour conforter des arguments destinés à faire approuver par le Sommet de l’OTAN des actions dont il est sûr qu’elles seront considérées comme provocatrices par la Russie. Caveat emptor [« Que l'acheteur soit vigilant »] est une expression qui vous est sans doute familière. Ajoutons simplement qu’on devrait être très prudent sur ce que M. Rasmussen ou même le Secrétaire d’État John Kerry colportent.
Nous sommes sûrs que vos conseillers vous tiennent régulièrement informée sur la crise ukrainienne depuis début 2014, et sur le fait que l’éventualité d’une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN serait inacceptable pour le Kremlin. Selon un câble du 1er février 2008 de l’ambassade des États-Unis à Moscou (publié par WikiLeaks), adressé à la Secrétaire d’État Condoleeza Rice, l’ambassadeur des États-Unis William Burns a été appelé par Sergey Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, qui lui a signifié l’opposition ferme de la Russie à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN.
Lavrov a mis ostensiblement en avant ses « craintes que cette question puisse potentiellement diviser le pays en deux, menant à la violence ou même, selon certains, à une guerre civile, ce qui forcerait la Russie à décider si elle doit intervenir ». Burns a donné un titre surprenant à son câble, « NIET C’EST NIET: LES LIGNES ROUGES RUSSES SUR L’EXPANSION DE L’OTAN », et l’a envoyé à Washington en priorité IMMÉDIATE. Deux mois plus tard, lors de leur sommet à Bucarest, les dirigeants de l’OTAN ont publié une déclaration officielle selon laquelle « la Géorgie et l’Ukraine feront partie de l’OTAN ».
Le 29 août, le Premier ministre ukrainien Arseny Iatseniouk a prétendu sur sa page Facebook qu’avec l’approbation du Parlement qu’il avait requise, le chemin vers une entrée dans l’OTAN est ouvert.
Iatsenyuk était, bien sûr le premier choix de Washington pour devenir Premier ministre après le coup d’État du 22 février à Kiev.
« Yats est le bon », a dit la secrétaire d’Etat adjointe Victoria Nuland quelques semaines avant le coup d’État, dans une conversation téléphonique interceptée avec l’ambassadeur d’Ukraine Geoffrey Pyatt. Pour mémoire, il s’agit de la même conversation au cours de laquelle Nuland a dit: « Fuck the EU » [que l'Union Européenne aille se faire foutre].
Timing de « l’invasion » russe
Selon la version conventionnelle promue par Kiev il y a encore quelques semaines, les forces ukrainiennes avaient le dessus dans le combat contre les fédéralistes anti-putschistes dans le Sud-Est de l’Ukraine, dans ce qui était en grande partie présenté comme une opération de nettoyage. Mais cette image de l’offensive provenait presque exclusivement de sources officielles gouvernementales de Kiev. Il y avait très peu de rapports en provenance du terrain, dans le Sud-Est de l’Ukraine. Il y en a tout de même eu un qui citait le président ukrainien Petro Poroshenko, et qui soulevait des doutes sur la fiabilité de la représentation faite par le gouvernement.
D’après le « service de presse du président d’Ukraine », le 18 août, Poroshenko a appelé à un « regroupement d’unités militaires impliquées dans le coup de force dans l’Est du pays. [...] Aujourd’hui nous devons réorganiser les forces qui défendront notre territoire et la poursuite de nos offensives armées a dit Poroshenko, ajoutant : « Nous devons envisager une nouvelle opération militaire au vu des nouvelles circonstances.»
Si les « nouvelles circonstances » signifiaient le succès des progressions des forces du gouvernement ukrainien, pourquoi serait-il nécessaire de se «regrouper», de « réorganiser » les forces ? Presque au même moment, des sources sur le terrain ont commencé à rapporter une série d’attaques menées avec succès par les fédéralistes anti-putschistes contre les forces du gouvernement. D’après ces sources, c’était l’armée gouvernementale qui commençait à subir de lourdes pertes et à perdre du terrain, en grande partie à cause de son incompétence et d’un commandement défaillant.
Dix jours plus tard, alors qu’ils se faisaient encercler et/ou qu’ils avaient battu en retraite, une excuse toute faite pour l’expliquer était trouvée dans « l’invasion russe ». C’est à ce moment précis que des photos floues ont été publiées par l’OTAN, et que des reporters comme Michael Gordon du New York Times ont eu le champ libre pour répandre la nouvelle suivante : « les Russes arrivent ». (Michael Gordon a été l’un des propagandistes les plus extrêmes de la guerre en Irak.)
Pas d’invasion – Mais beaucoup d’autres soutiens russes
Les fédéralistes anti-putschistes dans le Sud-Est de l’Ukraine bénéficient d’un soutien local considérable, en partie à cause des frappes d’artillerie du gouvernement sur des centres urbains importants. Et nous pensons que le soutien russe passe probablement la frontière et inclut, de façon significative, un excellent service de renseignements de terrain. Mais à ce point de la situation, il est loin d’être évident que ce soutien inclut des chars et de l’artillerie, principalement parce que les fédéralistes, mieux dirigés, ont été victorieux, de façon étonnante, quand il s’est agi d’acculer les forces du gouvernement.
En même temps, il y a peu de doutes sur le fait que, quand et si les fédéralistes en auront besoin, les chars russes arriveront.
C’est précisément pour cette raison que la situation exige un effort concerté pour un cessez-le-feu que, comme vous le savez, Kiev n’a jusqu’à présent fait que retarder. Que peut-on faire à ce point ? À notre avis, il faut dire franchement à Porochenko et Iatseniouk que l’adhésion à l’OTAN est hors de question – et que l’OTAN n’a pas l’intention de mener une guerre par procuration contre la Russie – et sûrement pas en soutien de l’armée ukrainienne en lambeaux. Il faut dire la même chose aux autres membres de l’OTAN.
Pour le groupe de pilotage, Veteran Intelligence Professionals for Sanity
William Binney, ancien directeur technique, analyste pour la géopolitique mondiale et les questions miliaires, NSA ; co-fondateur du SIGINT centre de recherche sur l’automatisation (ret.)
Larry Johnson, CIA & Département d’Etat (ret.)
David MacMichael, National Intelligence Council (ret.)
Ray McGovern, ancien officier de l’US Army d’infanterie/renseignement & analyste à la CIA (ret.)
Elizabeth Murray, officier adjoint pour le renseignement national pour le Moyen-Orient (ret.)
Todd E. Pierce, major, juge-avocat, US Army (ret.)
Coleen Rowley, Division Counsel & agent spécial, FBI (ret.)
Ann Wright, colonel, US Army (ret.); officier affaires étrangères (a démissionné)
(1) http://www.les-crises.fr/vips-merkel-invasion-russe/
(2) Source : consortiumnews.com, 01/09/2014 ; traduction par les lecteurs du site www.les-crises.fr (à diffuser sans modération…).
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POUR RAPPEL
Colin Powell regrette son discours à l'ONU
Publié le 13-09-2005à 08h35, Nouvel Observateur
L'ancien secrétaire d'Etat américain Colin Powell a reconnu jeudi 8 septembre 2005 que son discours devant les Nations unies de 2003 au cours duquel il accusait l'Irak de détenir des armes de destruction massive était une "tache" dans son dossier.
"Bien sûr. C'est une tache. J'étais celui qui l'a présenté au monde entier, et (cela) fera toujours partie de mon dossier. Cela été pénible. Et c'est toujours pénible", a admis Colin Powell lors d'un entretien sur la chaîne américaine ABC.
Son exposé détaillé devant l'organisation internationale en février 2003 avait accru la crédibilité des accusations de George Bush contre l'Irak et avait justifié la guerre contre le régime de Saddam Hussein.
Lors de son discours, Powell avait expliqué se baser sur des informations fournies par la CIA. Il a déclaré jeudi que George Tenet, alors directeur du service de renseignements, "pensait qu'il me donnait des informations justes" avant de reconnaître que "le système de renseignement n'avait pas bien fonctionné".
"Cela m'a porté un coup terrible", a-t-il conclu. Après l'invasion de l'Irak, et le renversement de Saddam Hussein, aucune trace d'armes de destruction massive n'a été retrouvée.
Colin Powell a ajouté qu'il n'avait jamais établi de lien entre l'Irak et les attentats du 11 septembre 2001. "Je ne peux pas penser autre chose parce que je n'ai jamais vu de preuve qui suggère qu'il y avait (un lien), a-t-il affirmé.
L'ancien chef de la diplomatie américaine, reconnaissant être "un guerrier à contrecœur", a cependant soutenu Bush lors de la guerre en mars 2003.
"Quand le président a décidé qu'il n'était pas tolérable pour ce régime de rester en violation de toutes ces résolutions de l'ONU, j'étais d'accord avec lui pour l'usage de la force", s'est-il justifié.