Je partage un article que j'ai traduit de l'anglais, intitulé La Grèce est devenue le troisième protectorat de l'Union Européenne. Son auteur, Jan Zielonka, est Professeur de Politique Européenne à l'Université d'Oxford et auteur d'un ouvrage, Is the EU Doomed? L'Europe est-elle condamnée? (Polity Press, 2014).
Cet article apporte en creux un éclairage intéressant à la controversée notion de souveraineté, revendiquée par les uns, dénoncée par les autres. Jan Zielonka n'y parle pas de souveraineté mais il m'y a fait irrésistiblement penser, en montrant à quel point la politique des protectorats mise en oeuvre aujourd'hui par l'UE est délétère.
Il est urgent d'approfondir non seulement les raisons de la réémergence de la notion de souveraineté, mais d'en souligner la légitimité politique. En effet, le concept de souveraineté du peuple est pleinement légitime quand il s'inscrit dans une démarche (a) de dénonciation des mécanismes de dépossession démocratique, et d'emprise sur nos vies, exercés par des institutions supranationales non élues, opaques et omnipotentes, (b) de refus de politiques économiques et sociales délétères relevant du néolibéralisme, sous couvert de pragmatisme, d'économisme, de Real Politik ou d'ordre, (c) de réaffirmation de la démocratie comme gouvernement du peuple pour le peuple.
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L'Union Européenne ressemble de plus en plus à un empire, elle agit et parle comme un empire. Après avoir étendu ses frontières dans l'Europe du Centre et de l'Est, l'Union Européenne vient de créer son troisième protectorat dans les Balkans. La Grèce sera gouvernée par l'Union Européenne, comme le Kosovo et la Bosnie Herzégovine le sont déjà.
Empire n'est pas synonyme d'Enfer en dépit des connotations négatives, notamment coloniales, de ce mot. Le pouvoir peut être exercé de noble façon, et les périphéries préfèrent souvent être "conquises" qu'abandonnées. Cependant, l'ambition de l'Union Européenne de gouverner par décret les pays en difficulté est vouée à l'échec, et occasionnera une nouvelle hémorragie au projet d'intégration européenne. Et ce n'est pas l'implication formelle de la BCE ou du FMI dans la gouvernance des protectorats qui disculpera l'EU.
L'élargissement à l'Europe du Centre et de l'Est a été réussi car il a impliqué des acteurs locaux. Les états fragiles ont été invités à adopter les lois et régulations de l'Union Européenne, mais ils n'ont pas été gouvernés par des "types en noir" venus de l'extérieur. Les protectorats balkaniques de l'UE ne sont pas habilités mais subjugués. Durant les dernières années, le Kosovo et la Bosnie-Herzégovine ont été de facto gouvernés par des fonctionnaires européens. Les institutions européennes et les membres de l'UE ont été de loin les principaux donateurs de ces pays. Ils avaient leurs gardiens de la paix et forces de police sur place. La plupart des lois et institutions de ces pays ont été instaurées et mises en place sous la supervision de l'Union Européenne. Les fonctionnaires de l'Union Européenne sont fréquemment intervenus dans les dispositions économiques et fiscales relatives aux taxes, droits de douane ou privatisation. Par exemple, en Bosnie Herzégovine, un "Comité Bulldozer" a été créé pour simplifier les codes de taxes et accroître les revenus publics avec une taxe nationale de valeur ajoutée.
Les détails de l'Accord de renflouement pour la Grèce obéissent au même schéma de règle externe. Selon le document préparé, cité par le Guardian, Le gouvernement grec s'engage à consulter et à obtenir l'accord de la Commission Européenne, de la BCE et du FMI pour toute action liée à la réalisation des objectifs du MoU, avant qu'elle ne soit finalisée et légalement adoptée.” La conditionnalité de l'UE sera mise à jour trimestriellement, et chaque inspection de l'EU sera totalement spécifiée en détail et dans les délais requis. Le document stipule en outre que: Aucune action budgétaire ou politique ne sera prise de façon unilatérale par les autorités grecques. Toutes les mesures, législatives ou autres, qui auront un impact sur les opérations bancaires, la solvabilité, les liquidités ou la qualité des actifs devront être décidées en concertation étroite avec la Troïka.
Pourquoi Mme Merkel, MM. Dijsselbloem et Juncker ont-ils adopté de telles politiques ? Les protectorats sont, par nature, totalement inefficaces. Des personnes parachutées de l'extérieur ne comprennent pas la culture locale, n'ont pas accès aux réseaux locaux, et appliquent des solutions inadaptées aux environnements locaux. Tricher est la règle du jeu dans les protectorats. La métropole ne peut pas admettre son échec, et prétend donc que les choses avancent. La périphérie ne peut rien faire sans aide extérieure, mais mettre en œuvre des politiques imposées est pratiquement irréalisable. Même les observateurs les plus euro-enthousiastes ne prétendent plus que les politiques de l'UE au Kosovo, en Bosnie-Herzégovine et maintenant en Grèce sont bonnes; cependant, une stratégie de sortie est redoutée, et même davantage, que l'impasse actuelle.
Il est également difficile de légitimer les protectorats, non seulement du fait de leur inefficacité, mais surtout de leur nature politique. Comme les acteurs locaux de la périphérie n'ont pas la paternité des politiques décidées à Bruxelles ou Berlin, ils peuvent difficilement être rendus responsables de leur échec. En fait, leurs fortunes politiques dépendent plus largement de leurs relations avec les fonctionnaires de la métropole que de leurs liens avec leur propre électorat.
Les citoyens de la périphérie savent que changer de personnel politique non seulement ne change rien aux politiques imposées, mais peut même susciter des mesures de rétorsion de la part de Bruxelles. La légitimité est aussi opaque à l'intérieur de la métropole de l'UE. Les citoyens de l'EU peuvent vouloir que leur argent soit dépensé de façon plus efficace, mais s'ils ont les moyens de sanctionner leurs propres politiciens nationaux, ils ne le peuvent pas pour ceux de l'UE. L'implication de l'UN ou du FMI dilue encore plus la responsabilité. Une énorme somme d'énergie a été dépensée dans des querelles entre les institutions impériales.
Les protectorats Balkaniques ont été créés dans des situations d'urgence et l'UE n'a pas sauté dans cette région avec enthousiasme, ce qui fait de l'UE une sorte d'empire par défaut. Mais cela ne peut en rien justifier le caractère fautif de l'agencement. Les trois protectorats représentent un terrain propice à différents types de comportements prédateurs, économiques et politiques, sans guère de perspectives pour ces pays de bien fonctionner (je ne parle même pas de véritable démocratie ici). Par dessus tout, ces protectorats tournent en dérision l'idéal européen.
L'UE était supposée se défaire des rapports de force et permettre l'intégration de ses différentes parties. Les protectorats des Balkans représentent des valeurs strictement opposées, et ils sapent la crédibilité de l'UE, sinon sa logique même.
https://www.opendemocracy.net/can-europe-make-it/jan-zielonka/greece-has-become-eu’s-third-protectorate