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Billet de blog 17 octobre 2015

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Retour à la vie de Simon Fieschi, survivant de l'attentat de Charlie Hebdo

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Quelques extraits d'un article écrit par le philosophe Georges Didi-Huberman, qui connaît depuis son enfance Simon Fieschi, le jeune webmestre qui a reçu une balle dans la colonne vertébrale le 7 janvier.

Il lui consacre un très bel article dans la revue "Lignes".

Survivant, soulevé

[...] Je vais parler d’un seul homme, et même pas très «grand». Un seul et modeste petit homme. C’est Simon. Je ne dirai pas «Simon Fieschi» mais simplement «Simon», puisque c’est ainsi que je l’appelle depuis que je l’ai pris dans mes bras en ce jour ému de 1983 où il venait à peine de naître. Le 7 janvier 2015, dans le local de «Charlie Hebdo», à l’âge de bientôt trente-deux ans, Simon a reçu une balle de Kalachnikov qui, traversant le poumon, lui a pratiquement brisé la colonne vertébrale.

Il y a eu cette période terrible où nous ne savions pas s’il survivrait. Je l’ai vu dans le coma, intubé de partout, le visage envahi de masques, les cheveux rasés pour les besoins de l’opération chirurgicale, la grande minerve blanche autour du cou, le corps renversé en arrière, le torse bombé qui dégageait bizarrement une impression de puissance malgré les sparadraps et les capteurs, la peau gonflée je ne sais pourquoi, et la moitié inférieure du corps, à partir du diaphragme, complètement inerte.

Simon s’est peu à peu réveillé. On a dû lui apprendre ce qui s’était réellement passé (c’est sur lui que les frères Kouachi ont tiré en premier), ce qui lui était arrivé (trajectoire de la balle, dommages corporels afférents) et ce qui lui arrivait à présent (soins intensifs, précarité du pronostic). Que ressent le survivant dans une telle situation? Je n’ai pas encore osé le lui demander. 

L’une des premières phrases de lui dont je me souvienne après sa sortie du coma, ce fut pourtant, déjà, une phrase flamboyante d’humour, une blague dénotant la Corse qui marque son ascendance paternelle (Simon est le fils du cinéaste Jean-André Fieschi, mort en 2009): «J’ai eu la flemme de mourir.»Et plus potache encore, lorsqu’il m’a lancé, depuis ses perfusions, ses monitorings, sa trachéotomie, ses bandages et j’en passe : «Il ne faut pas se laisser abattre, comme on dit chez les Kennedy.» 

Simon, a eu la politesse, l’élégance d’essayer de faire rire ceux qui l’aiment et sont fous d’angoisse devant son corps brisé. Peut-être qu’il a eu la flemme de mourir, mais qu’est-ce qu’il travaille à vivre depuis maintenant six mois !

Un être "coupé en deux"

Car le survivant ne se contente pas de vivre encore, de vivre malgré le fait qu’il aurait dû mourir. Le survivant travaille à vivre: dans ce travail il y a tous les efforts, toutes les peines de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute. Il y a les hauts et les bas. Les bas tirent Simon vers l’immobilité et la douleur, sans doute le désespoir mais il ne le montre pas. 

Longtemps je l’ai vu sur son lit d’hôpital comme un être littéralement coupé en deux : seul le haut – tête toujours très claire et alerte – semblait susceptible de volonté. Les bras, les mains n’ont retrouvé que lentement leurs possibilités de libre mouvement. Les gestes les plus simples avaient fait place à des sortes d’appels tendus, comme si chaque muscle, privé de sa connexion, criait «S.O.S». Les fatigues sont lancinantes : mais comment faire entendre à autrui qu’à la fois la sensibilité est perdue et que, pourtant, la douleur physique est omniprésente? 

Rechute brutale. Retour au service des urgences. Ce qui semblait renaître s’effondre. Mais au bout d’un moment – qui semble une éternité – cela renaît quand même un peu, ouf. On repart à l’hôpital de longue durée et on se remet au travail de la vie, c’est-à-dire d’une remise en mouvement du corps: Simon est un humain survivant qui cherche à redevenir un animal (un corps vivant capable de se mouvoir par lui-même). 

Sa mère, être admirable, comprend qu’il doit naître à nouveau, tout réapprendre pour se mettre debout. Elle a pu penser un moment que ce serait à elle, par définition, de faire naître Simon à nouveau. Mais non. Ce n’est pas elle qui le guidera comme elle l’a fait autrefois par sa tendresse et son «éducation». Ce n’est pas elle qui lui apprendra à marcher : Simon doit se soulever pour naître, il doit se tirer lui-même, à la dure, par «rééducation» comme on dit, des sables mouvants qui l’ont envahi jusqu’à la poitrine.

Il imagine qu'il "bouge sa jambe"

Mouvements : mouvements qu’il faut arracher à cette pauvre moelle épinière traumatisée. Ce qu’il faut d’abord? Simon me le dit lui-même constamment: il faut imaginer. Imaginer bouger, imaginer vivre, imaginer marcher. Se dire qu’un jour on pourra, miracle, pisser de soi-même et, il le faut absolument, recommencer de bander comme le jeune homme qu’il est. C’est de la physiologie superlative – notre pensée n’étant en aucun cas séparée de notre corps –, ou bien c’est du Spinoza en pratique quotidienne, patiente, douloureuse, mais guidée depuis les tréfonds par un formidable désir. C’est-à-dire une joie fondamentale. C’est la paradoxale joie du survivant, fût-elle nouée d’angoisses, de culpabilités, de désespoirs. 

Comment est-ce possible ? Simon se concentre. Il imagine qu’il «bouge sa jambe»: bien avant que sa jambe ne bouge elle-même, il lui faut donc un exercice de pensée imaginative où c’est l’image elle-même, l’image de sa jambe, qui se met en mouvement (elle, l’image) pour la mettre en mouvement (elle, la jambe). Simon me donne une leçon de courage, c’est évident. Mais il se permet de me donner, en plus, une leçon sur les puissances de l’imagination, domaine que je croyais, tout à fait à tort, être de ma spécialité.

Le 13 février 2015, quand on a porté Simon sur son «premier fauteuil», c’était déjà un événement considérable. Première victoire: survivre. Deuxième victoire: échapper, ne fût-ce qu’un moment, au lit du grabataire. 

Le 16 mars, on franchit un nouveau pas, mais ce n’est pas encore tout à fait un pas : on met simplement le fauteuil à la verticale. On peut alors voir Simon debout bien que fermement sanglé au torse et aux jambes. Il n’est encore qu’une sorte de statue qui sourit malgré tout. 

Le 30 avril au soir, Simon me tend, depuis sont lit, son téléphone portable: il y a sur le petit écran vertical une vidéo de quelques secondes où l’on voit le «miracle» – comme il l’appelle trop modestement, mais je ne suis pas du tout d’accord avec ce mot puisqu’il n’y a là-dedans aucune intervention surnaturelle et que tout vient de lui, de son désir-Simon, de son immanence-Simon, de sa propre puissance-Simon. 

Voici donc le «premier pas» de Simon à l’âge de trente-deux ans. Ce n’est d’ailleurs toujours pas un pas à proprement parler: mais c’est un soulèvement. Le kinésithérapeute (aveugle, comme sont les devins) place ses bras sur des barres parallèles, puis inspiration, effort de dingue, et voilà Simon debout, chancelant, souffrant, concentré comme une femme qui accouche, et tellement heureux en même temps, un grand sourire gagnant tout à coup sur ses rictus d’effort. Être debout, simplement debout. Cela aura duré une minute et vingt-quatre secondes. Une semaine plus tard viendra le vrai premier pas, le mouvement d’une jambe qui avance sur l’autre pour un Simon rageusement agrippé à ses deux barres fixes.

La suite ici: 

 http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20151016.OBS7778/simon-survivant-de-charlie-hebdo-un-corps-qui-se-souleve.html#obs-article-mainpic 

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