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Billet de blog 21 août 2014

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L'EIL ET L'IRAK: PENSER LA COMPLEXITE

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En intervenant en Irak sous des motifs mensongers pour défendre leurs intérêts (notamment pétroliers), les USA ont produit un très grave chaos. La chute de Saddam Hussein a laissé libre cours aux clivages ethniques et religieux très anciens qui déchirent aujourd'hui plus que jamais le pays, et elle a permis la montée en puissance d'une force islamique, l'EIL, qui opprime et massacre tous ceux qui n'entrent pas dans son cadre religieux sectaire: les chiites, les yazidis, les chrétiens, les sunnites rebelles, les athées (même si ces derniers ne sont jamais mentionnés). Les objectifs de ce groupe, qui se revendique en tant qu'état, sont expansionnistes: ils visent à gagner le Moyen Orient, tous les pays musulmans (dont l'Indonésie et les pays africains) et enfin à établir un califat mondial via le recrutement de jeunes djihadistes dans le monde entier. La place des femmes est sous le voile et à la maison.

La gauche anti-atlantiste a produit des  analyses de la situation qui font porter toute la responsabilité de ce processus très dangereux aux USA et aux puissances occidentales. Les articles abondent pour démontrer que non seulement les USA ont produit le chaos, mais qu'ils ont modelé un épouvantail, le chef de l'EIL, Abou Bakr al Baghdadi, qui ne ferait qu'obéir à leurs ordres et suivre l'objectif qu'ils lui ont assigné afin de contrôler totalement les ressources énergétiques de l'Irak. Les exils forcés et les massacres des citoyens yazidis, chrétiens, chiites ou sunnites seraient donc imputables aux seuls Américains. De ce fait, dans les fils de discussion de journaux ou de blogs, certaines personnes de gauche ne s'intéressent guère aux aspects humains de  la situation, parlent assez peu des victimes (il s'agirait de mensonges, d'exagérations ou de pathos de distraction), et quand elles finissent par admettre qu'il y a de vrais morts et non des morts de cinéma, elles se préoccupent surtout des aspects géopolitiques, passant leur temps de réflexion et de discours à dénoncer les Américains avec maintes preuves à l'appui.

Si ces analyses géopolitiques des projets américains et occidentaux sont pertinentes, éclairant une partie des choses, elles ne rendent pas compte de l'ensemble des forces actuellement à l'œuvre en Irak, en Syrie, au Moyen-Orient et dans le monde. Elles passent sous silence d'une part l'histoire très longue des pays du Moyen Orient qui existaient et connaissaient des graves conflits, invasions, massacres, guerres, avant la colonisation et la partition opérées par les pays occidentaux,  et d'autre part la spécificité idéologique et politique de l'extrémisme islamiste. Jean-Pierre Filiu, (1) dans un entretien mis en ligne ce matin par la rédaction de Mediapart, apporte un élément intéressant: l'EIL s'appuie sur une eschatologie musulmane, fondée sur des mythes partagés par les sunnites et les chiites. Ces mythes de guerre et de toute-puissance, dans lesquels les musulmans obligent les Antéchrist à se convertir ou à mourir,  alimentent l'attrait qu'exercent les "exploits" fort bien médiatisés, vidéos à l'appui, de l'EIL, sur de jeunes musulmans en quête d'idéal et prêts à devenir les martyrs d'une cause transcendantale.

Face à cette force destructrice, les pays autour de l'Irak (Syrie, Iran, Turquie) et tous les pays à dominante musulmane (Maghreb, Indonésie) ont tiré la sonnette d'alarme. Car eux connaissent parfaitement les mythes fondateurs de l'EIL, et ils savent de quels chaos et de quelles catastrophes ces mythes sont porteurs, notamment pour tous ces jeunes gens qui, en Occident et en Orient, se sentent humiliés ou niés par les pays où ils vivent.

A l'intérieur de l'Irak, ce sont les Kurdes (unis) qui mènent la bataille contre l'EIL, ralliés par de plus en plus d'Irakiens et aidés par des Iraniens et quelques frappes aériennes américaines.

- Bien sûr, des intérêts géopolitiques sont en jeu: les USA aident les Kurdes et parient sur eux car le Kurdistan dispose de ressources pétrolières abondantes. Karim Émile Bitar, directeur de recherche à l'Iris, spécialiste du Proche et Moyen-Orient et des questions sociétales relatives au monde arabe, affirme que  les États-Unis ont commencé à armer et à financer les peshmergas bien avant l'invasion de l'Irak de 2003 et qu'ils disposaient d'une importante base de la CIA près de l'aéroport d'Irbil, sur l'autoroute qui mène à Mossoul, à partir de laquelle ils souhaitent mener la contre-attaque contre l'État islamique (2).

- Mais il faut aussi tenir compte du fait que les Kurdes, qui sont les seuls à avoir bénéficié de la chute du despote Saddam Hussein, qui les opprimait et les réprimait,  ont construit un Kurdistan multi-ethnique et multiconfessionnel, ouvert et démocratique, qui apparaît comme un strict contre-modèle de l'EIL. Il n'est donc pas étonnant qu'ils soient les fers de lance de cette bataille, protégeant, sauvant et accueillant au Kurdistan toutes les populations malmenées par l'EIL. Les Kurdes ne veulent pas d'ingérence militaire sur leur sol. S'ils se satisfont apparemment des frappes américaines aériennes qui ponctuellement les soutiennent, ils souhaitent être approvisionnés en armes et surtout ne pas être "aidés". Ils ont tiré les leçons du passé. Et ils reçoivent des armes de nations ennemies entre elles, comme la Russie, les Etats-Unis, l'Europe ou l'Iran. Ils n'ont rien à faire de la guerre froide et des intérêts géopolitiques des grandes puissances qui, depuis longtemps, ont fait du Moyen-Orient une monstrueuse station service.

Quoi qu'il en soit, les Kurdes et les Irakiens ne peuvent pas lutter seuls contre l'EIL. Pour Myriam Benraad, le fait d'armer des Kurdes, qui témoigne surtout « de l'incapacité générale de la communauté internationale de fournir des réponses au double niveau politique et diplomatique », "ne suffira pas à vaincre l'État islamique. « À long terme, il n'y a que les troupes sunnites qui peuvent vaincre l'État islamique ». En effet, les peshmergas, quelle que soit leur force, ne se battront que pour la défense du Kurdistan irakien et des territoires disputés. En l'occurrence, « il ne faut pas compter sur eux pour faire le travail à l'échelle de l'Irak, et, par conséquent, il apparaît nécessaire d'armer les tribus sunnites ». Pour M. Bitar, « on ne pourra venir à bout de l'EI qu'en prenant le contre-pied de tout ce qu'ont fait Paul Bremer (le démantèlement des autorités centrales) puis Nouri al-Maliki (le confessionnalisme exacerbé et l'inféodation à l'Iran) durant ces dernières années ». « L'État islamique finira par chuter, il est aux antipodes de l'histoire de l'Irak, qui a longtemps été un bastion du cosmopolitisme », prédit le chercheur.(2)

Concernant le lien entre la situation de la Syrie et celle de l'Irak, M. Bitar et  M. Benrad sont d'accord pour dénoncer l'hypocrisie occidentale. Pour Myriam Benraad, « la politique occidentale est en partie responsable de la prise en otage des populations du monde arabe entre deux formes de tyrannie : la tyrannie du chaos, incarnée par les mouvements djihadistes et la tyrannie de l'ordre, symbolisée par les régimes oppressifs ». Elle explique, à titre d'exemple, que « personne ne veut entendre parler de la Libye qui est pourtant aux portes de l'Europe », et prévoit de ce fait une déstabilisation régionale qui devrait toucher le Liban, l'Iran, la Turquie, mais aussi les pays du Golfe. « Les pays de la région ne peuvent pas se prémunir contre l'implosion de l'Irak et de la Syrie, explique-t-elle à ce propos. L'EI n'est pas apparu en 2014, et s'il a pu se développer, c'est aussi parce que les Occidentaux sont restés indifférents à cette menace» (2)

Pour M. Bitar, « la détérioration de la situation irakienne change radicalement la donne en Syrie et place les Occidentaux face à leurs contradictions ». « Il est illusoire de penser que l'on peut régler l'une des deux crises en ignorant la seconde », analyse-t-il. Il va même encore plus loin en précisant que « le jeu des alliances est en train d'être bouleversé puisqu'on assiste aujourd'hui à une coopération sans précédent entre les États-Unis, l'Iran, les peshmergas et même indirectement avec le PKK, considéré comme mouvement terroriste, mais nécessaire au combat contre l'EI ». Pour finir, il met en avant toute l'ironie de l'histoire récente entre l'Irak et les pays occidentaux. « Il est assez tragiquement ironique de constater que c'est au nom de la "guerre contre le terrorisme" qu'on a livré un pays tout entier à une organisation pire qu'el-Qaëda. Autre ironie de l'histoire, c'est au nom de la lutte contre "l'axe du mal" que Bush, le protestant évangélique born-again, et Tony Blair, l'anglican converti au catholicisme, par leurs erreurs stratégiques et leur messianisme, ont sonné le glas d'une communauté chrétienne présente en Irak sans interruption, depuis 2 000 ans » (2).

Si l'on ne tient pas compte de l'interaction et de l'intrication de tous ces facteurs externes et internes au Moyen-Orient, on surestime et surévalue la toute-puissance des USA et on sous-estime et sous-évalue les forces culturelles et politiques propres aux pays du Moyen-Orient. Du coup, on a une vision biaisée, partielle et univoque de la situation.

Dans le billet que j'ai ouvert le 7 août sur la situation irakienne (3), Danyves et moi avons indiqué toutes sortes d'analyses et relayé nombre d'informations, portant notamment sur les projets américains et occidentaux au Moyen-Orient. De ce point de vue, il me semble que nous sommes au clair. Il reste à comprendre l'autre face du problème. C'est dans ce but que j'ouvre ce fil de discussion, avec ceux qui ont envie d'y comprendre quelque chose, en pensant les contradictions.

(1) http://www.mediapart.fr/journal/international/210814/jean-pierre-filiu-la-cle-de-la-defaite-djihadiste-se-trouve-en-syrie-plus-quen-irak

 (2) http://www.lorientlejour.com/article/881595/syriens-et-irakiens-pris-en-otage-entre-la-tyrannie-de-lordre-et-la-tyrannie-du-chaos-.html

(3) http://blogs.mediapart.fr/blog/monica-m/070814/sur-le-front-syrien-les-combattantes-kurdes-affrontent-leil

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