En lisant ce matin dans le Huffington Post un énième portrait à charge de la politique poutinienne, de ses conséquences prétendument dévastatrices non seulement en Ukraine et au Moyen-Orient, mais également sur la démocratie, j'ai ressenti quelques fourmillements.
L'auteur de l'article, Gabriel Richard-Molard (1), souhaite analyser et dénoncer un "malaise idéologique profond" qui serait particulièrement apparu autour de la question ukrainienne. "L'action du président russe ces dernières années, organisée autour de déclarations fracassantes et de reculades définitives, a finalement produit les conditions nécessaires à un ralliement à sa cause de tous les naufragés de l'information qui voient en lui le héraut de la lutte contre un establishment mondialisé. Au point de réussir la performance de rassembler autour de lui les mouvements d'extrême-droite et d'extrême-gauche de par le monde".
Ayant constaté autour de moi, et en lisant régulièrement La Voix de la Russie, cette bonne "performance" de Poutine, que G. Richard-Molard désigne par l'expression "attrape-tout", je me suis demandé quels éléments contradictoires elle recouvrait.
L'auteur commence par un portrait à charge de la Russie moderne, dont la politique économique et les grandes familles détentrices des plus grands groupes industriels relèvent du plus pur libéralisme économique. "L'accession au pouvoir en Russie est d'abord conditionnée par la possession du pouvoir économique". Il n'y aurait pas d'idéologie dans cette politique, "hormis celle qui est d'activer les mécanismes du populisme et de la démagogie la plus grossière". Je ne connais pas bien le fonctionnement de la société russe, mais je veux bien admettre ce que dit G. Richard-Molard. Je veux bien admettre aussi que si De Villiers et Marine Le Pen sont fascinés par la Russie et par Poutine, c'est parce que la société autoritaire russe leur convient tout à fait, ce qui n'est pas du tout mon cas, pas plus que ne me convainc la façon dont Poutine s'appuie sur la religion pour combattre les turpitudes de l'"amoralisme occidental".
Si, selon G. Richard-Molard, Poutine n'a pas d'idéologie, il a cependant un socle, celui de "l'altermondialisme": "Comme à la grande époque du soviétisme triomphant, la Russie de Vladimir Poutine continue de propager l'idée qu'elle la seule grande puissance mondiale en capacité de lutter contre un supposé ordre occidental, criblé des influences néfastes d'un complot à la fois américain, sioniste, maçonnique et fasciste. Ce faisant, et uniquement pour ne pas remettre en cause son système de pouvoir ultra-corrompu et autoritaire ainsi qu'une doctrine diplomatique dangereuse et surannée, elle a maintenu à flot un radeau où tous les naufragés informationnels, les complotistes, les extrémistes religieux, nationalistes et autres s'agrègent et reprennent leur souffle".
Holà! Tilt! Le "supposé ordre occidental", sous la houlette de la puissance américaine, serait-il donc une pure hallucination? Il en est ainsi pour G. Richard-Molard, qui se contente comme seule critique de l'occident d'une petite phrase: "C'est une évidence que la démocratie est imparfaite et la corruption et la démagogie y fleurissent également, cependant dans des proportions infinitésimales comparé à l'état autoritaire qu'est devenu la Russie".
==> Donc, toutes les analyses faites de l'empire américain et de ses effets délétères sur l'économie et la politique mondiales, par des politiciens, des économistes, des sociologues de gauche, pourtant non suspects de stalinisme nostalgique, seraient totalement invalides? G. Richard-Molard les passe sous silence, les confondant allégrement avec " les naufragés informationnels, les complotistes, les extrémistes religieux, nationalistes et autres".
==> Donc, toutes les mises en garde sur les effets néfastes de l'uni-polarité dominée par les USA, qui existe depuis la chute du "bloc soviétique", seraient invalides? La nécessité pour les divers pays du monde de construire un monde multipolaire, permettant de mieux respecter les intérêts de chacun, serait peanuts?
Il faut croire que oui, selon G. Richard-Molard, dont la principale préoccupation est de dénoncer " Cette nouvelle coalition rouge-brune (qui) au-delà d'être une aberration, est un véritable danger en ce qu'elle accélère la banalisation du révisionnisme démocratique ", qui risque de "renouer avec l'esprit de Munich de 1938" et d'aboutir à la "capitulation de la démocratie face aux intérêts d'un seul et d'une classe politique corrompue et uniquement désireuse, comme les amis de M. Poutine, de s'enrichir jusqu'à l'explosion".
Curieux. Sous la plume de G. Richard-Molard, la Russie devient la seule représentante et cristallisatrice du capitalisme financier avec ses figures d'oligarchie et de corruption. Toutes les autres puissances qui y contribuent et y participent, notamment les USA, sont soigneusement occultées.
En ce qui concerne la politique internationale, la Syrie sert d'illustration à G. Richard-Molard pour dénoncer la dangerosité de Poutine. "Le soutien de la Russie poutinienne à Bachar-El-Assad et sa responsabilité directe ou indirecte dans la destruction du vol de la Malaysian Airlines sont autant de crimes qu'un système viscéralement néfaste est prêt a assumer pour se maintenir au pouvoir. Car oui, au-delà de tous les espoirs de ces naufragés dans la politique de Vladimir Poutine, c'est d'abord pour servir des objectifs politiques internes et in extenso économiques que la Russie agit ainsi. Quelle ironie donc pour ceux qui imaginent une Russie comme porteuse d'un message alternatif et humaniste".
Je ne soutiens pas Bachar-El-Assad pas plus que je ne soutenais Saddam Hussein. Mais G. Richard-Molard n'a apparemment pas saisi que l'intervention des USA en Irak, entreprise sous des prétextes mensongers, mais pour des intérêts pétroliers et géopolitiques réels, avait détruit le pays et permis l'émergence d'un islamisme radical barbare. Et que l'intervention américaine en Syrie était en train de produire les mêmes effets, puisque parmi les rebelles opposés à Assad, se trouvaient un grand nombre d'islamistes. Aujourd'hui, les Américains veulent combattre (à juste titre) un ennemi qu'ils ont (hélas) nourri et armé hier. M. Richard-Molard devrait lire l'article du journaliste américain Ishaan Tharoor, dans The Washington Post, qui se demande "Was Putin right about Syria?" (2) et qui énonce que l'évolution des évènements en Syrie a, in fine, démontré la justesse de la position russe. On se souvient que Poutine avait publié dans le New York Times en septembre une lettre adressée au peuple américain, dans laquelle il dénonçait le caractère unilatéral d'une intervention en Syrie, et le risque d'un élargissement régional du conflit (3). L'Europe aurait dû alors insister pour élaborer une stratégie concertée avec les pays du Moyen Orient, les USA, la Russie, au lieu de s'inféoder à la position américaine en diabolisant la position russe. L'EIL n'aurait peut-être pas conquis autant de bastions et rassemblé autant de forces qu'elle en a aujourd'hui.
De ce fait, notre intérêt en France et en Europe serait de sortir de toute logique binaire, et d'admettre que la politique russe au Moyen-Orient est souvent beaucoup plus orientée vers la stabilisation que ne le suggèrent les Américains (et les Européens), qui sont souvent eux-mêmes, en revanche, engagés dans des processus de déstabilisation, n'hésitant pas à armer des rebelles qui vont former le djihad et, apparemment, des néonazis en Ukraine.
Si Poutine fait œuvre utile, c'est quand il appelle à une coalition internationale pour lutter contre l'EIL (ce que vient de dire après lui Obama). C'est quand il construit avec d'autres pays l'organisation des BRICS pour lutter contre l'hégémonie du dollar. C'est quand il souhaite un règlement pacifique des problèmes en Ukraine, pays jadis dans le giron soviétique et voisin de la Russie, qui est de ce fait bien plus concernée que les USA par son devenir. La façon dont la Russie mène sa politique intérieure ne nous regarde pas. Que nous en ayons une opinion critique et négative, que nous soyons solidaires des Russes qui combattent le pouvoir autoritaire poutinien, ne doit pas nous faire rejeter a priori certains éléments positifs de la politique internationale mise en œuvre par Poutine.
La diabolisation de Poutine à laquelle procèdent de nombreux médias, qui se sont replongés avec délices dans les boues de la guerre froide, est dangereuse car elle relève d'un atlantisme aveuglé et qu'elle est de total parti pris. Le monde a besoin d'être multipolaire, ce qui ne signifie pas que nous allons nous rallier à Poutine, ou faire d'Obama le diable.
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(1) http://www.huffingtonpost.fr/gabriel-richardmolard/vladimir-poutine-lattrape-tout_b_5728888.html?fb_action_ids=853349154677030&fb_action_types=og.comments
(2) http://www.washingtonpost.com/blogs/worldviews/wp/2014/08/22/was-putin-right-about-syria/
(3) http://www.nytimes.com/2013/09/12/opinion/putin-plea-for-caution-from-russia-on-syria.html?hp&_r=2&