Allumez les feux….
Comme tous les jours, après le travail, il faut rentrer chez soi. De rond-point en rond-point, feu après feu, se rapprocher de son home, sweet-home. Voilà le rond-point de La Lyre, un si joli nom musical, un terme mythologique pour ce qui n’est en fait qu’un gigantesque entonnoir à véhicules où avec une répétition têtue, les voitures viennent s’agglutiner, collant leurs pare-chocs entre elles, comme de grosses lèvres obscènes. Je me demande à chaque fois si Elles ou Lui seront là ? Je préfère quand ce sont elles. Je commence à penser à elles dès que se profilent au loin les couleurs du feu tricolore. Je passe plusieurs fois par jour sur ce rond-point. Souvent elles sont là, au pied du feu, trois ou quatre avec leurs longues jupes bariolées, leurs cheveux retenus par des foulards multicolores, leurs bouteilles de Contrex remplies d’eau savonneuse, rigolant entre elles, apostrophant le conducteur ou la conductrice d’une œillade aguichante, dessinant pour amadouer le client, des cœurs sur le pare-brise. C’est leur lieu de travail : Leur pointeuse est le feu. Il y a un camp de Roms pas très loin.
Reprendre sa place dans le trafic chante Francis Cabrel…
On ne peut donner chaque fois, alors des stratégies se font jour. Chacun enfermé dans sa petite boîte y va de sa créativité. Il y a celui qui ferme sa vitre et fait semblant de ne rien voir, celui qui refuse gestuellement de la façon la plus évidente que l’on touche à son habitacle et qui fulmine devant un travail fait et qu’il ne payera pas, celui qui se déleste généreusement d’une piécette, celui qui n’ose pas refuser l’aumône, celui qui arrête son véhicule bien loin du feu…Je connais même un ami qui a changé son circuit pour ne plus les rencontrer tellement il culpabilise de ne rien donner. Parfois, elles ne sont pas là…
Mais quand c’est lui, mon cœur bat plus vite, j’ai hâte que le feu change de couleur. Je hais le rouge à ce moment- là. C’est la misère en personne : Un vieillard édenté, appuyé sur sa canne, au corps tordu et souffrant. Dès que le flot des voitures s’est interrompu, stoppé par ce barrage-péage où il est possible de ne pas payer, il avance, passant entre les voitures, comme Moïse entre les flots de la mer Rouge, joignant les mains dans un geste de supplication, frappant parfois contre la vitre avec sa canne, proférant sans bruit des paroles qu’il est le seul à comprendre, portant ses doigts vers sa bouche dans une mimique internationalement connue : J’ai faim ! Quand le flot hémorragique reprend brutalement son flux, il a du mal à rejoindre la rive et il m’apparaît dans mon rétroviseur comme un toréro au milieu de l’arène, évitant maladroitement les charges furieuses des bêtes féroces.
Ils ne sont jamais ensemble. Quand le hasard ou quand le monde est plus à la gaité, et qu’un duo d’acrobates ou des jongleurs prennent le relai, l’atmosphère est alors plus détendue, c’est perceptible : des bravos et des applaudissements même se font entendre.
Monique Arcaix