SOUVIENS-MOI
Je viens de lire « Souviens-moi » de Yves Pagès. Comme très souvent c’est le titre qui m’a interpelée. Parce que c’est vrai, on dit généralement « Souviens-toi » ; C’est une sorte d’appel du pied que l’on fait aux autres, pour les mêler à nos souvenirs, pour les partager avec eux, pour s’assurer aussi que notre mémoire ne nous fait pas défaut… Là, le processus est différent : Yves Pagès a écrit un livre de 100 pages avec près de trois cents « injonctions » suite-énumération à son titre commençant chacune par : De ne pas oublier…Quand je dis « injonctions », je veux plutôt dire recommandations. Elles sont toutes de longueurs différentes, de contenus émotionnels variés, humoristiques pour certaines, d’humour noir pour d’autres, nostalgiques, grinçantes... Elles n’ont pas le côté inventaire, un peu sec des je me souviens de Pérec. Elles font davantage appel à sa vie privée, son lui, ses lectures, ses souvenirs d’enfance, à des petits détails qui peuvent paraître anodins ou insignifiants, des attitudes, des réactions étranges mais qui vous parlent … L’écho qu’elles produisent ressemble à ces ronds dans l’eau qui s’étendent ...Les souvenirs souvent ne tiennent qu’à un regard, une phrase entendue, une personne croisée rapidement... En voici quelques- unes.
De ne pas oublier qu’au lendemain de son décès, ma mère, ancienne « agent contractuel au CNRS n’avait pas fini de payer le rachat de sa retraite de fonctionnaire et qu’il lui restait encore six mensualités de remboursement pour avoir droit de se reposer à taux plein.
De ne pas oublier que, à l’issue du printemps 68, les deux souris adoptées par mes parents peu après la chute conjointe des deux premières dents de lait de mon frère portaient d’insaisissables noms de code -Anarté (mâle) Liberchie (femelle) – dont la dyslexie sous-jacente a mis longtemps à livrer son mystère.
De ne pas oublier qu’aucun de ces « souviens-moi » ne respecte les140 caractères maximum de la messagerie Twitter, sauf celui-ci.
De ne pas oublier qu’avant l’apparition des premiers digicodes aux portes des immeubles parisiens, tout un monde d’arrière-cours et de passages secrets s’offrait aux gamins de mon âge qui rentraient seuls de l’école…et qu’en l’espace d’une génération, l’anxiété maladive des familles n’a fait que croître et enfermer les mômes au bercail, loin des rencontres hasardeuses ou des mauvaises fréquentations, chacun chez soi entre névroses consanguines et réseaux sociaux.
De ne pas oublier qu’entre 1973 et 1976, mon collège parisien était encore non mixte et que, évolution des mœurs oblige, à deux trois ans près, j’ai manqué de chance.
De ne pas oublier que, sur le tournage du film Germinal, les anciens mineurs au chômage, recrutés comme figurants pour faire masse et réincarner le prolétariat du XIXe siècle, n’étaient payés qu’à la moitié du tarif habituel, soit à peine le Smic….
Ce coq à l’âne de souvenirs cocasses, tristes n’est plus uniquement celui de Yves Pagès. Cette mosaïque où le décalé succède à l’ironie, l’humour noir à la colère. C’est la nôtre.