Eric Faye Nagasaki
Je suis boulimique de livres. Quand un auteur me plaît, je commence par lire la totalité de son écrit et parfois même, pauvre de moi, je le relis. Certains auteurs me ravissent ou me désespèrent, selon mon humeur, par leur côté prolifique. En ce moment j’ai de la chance ,car j’ai découvert des auteurs vivants qui n’ont pas encore beaucoup écrit
Maylis de Kérangal n’a plus qu’à se remettre à écrire vite fait si elle ne veut pas me laisser sur ma faim. Idem pour Sylvain Tesson dont j’aime le regard qu’il pose sur le monde. Mon plus jeune fils connaissant mes manies dépose régulièrement des livres sur ma table en disant laconiquement : tu devrais lire ça. Je me retrouve transportée des années plus tôt quand c’était moi qui lui disait la même chose, persuadée que je faisais ainsi mon devoir de mère. Donc il y a quelques jours il passe la porte, dépose sur ma table un petit livre, à peine cent pages cette fois, d’un auteur inconnu de moi. Lis ça ! me dit-il. Tu m’en diras des nouvelles. Je l’ai attaqué le soir même et je l’ai lu deux fois à la suite sans m’arrêter. Non que je n’ai pas compris au premier service de quoi il retournait. Je pense que je vais le relire encore une autre fois tellement l’histoire m’a touchée. C’est Nagasaki de Eric Faye. Déjà avec le titre, je m’étais laissée fourvoyer vers le Japon nucléaire. Rien de tout ça ou si peu. Le livre débute par l’inquiétude d’un vieux célibataire japonais qui s’aperçoit que de la nourriture (un yaourt) a disparu dans son frigo . Je me suis dit qu’il fallait être japonais pour s’apercevoir d’une telle disparition ,avoir une maison ordonnée au cordeau , une vie rangée à l’extrême et sans surprise. Or cette inquiétude va réveiller Mr Shimura. Il va mener l’enquête et s’apercevoir après avoir fabriqué une sorte de jauge que le niveau de son jus de fruit est bien passé hors de sa présence, de 15 à 10 cm. Donc quelqu’un s’introduit chez lui clandestinement. Mais le problème est que Mr Shimura vit tout seul, ne reçoit personne . Il va donc fabriquer un piège comme il l’aurait fait pour attraper une souris ; mais Mr Shimura en bon météorologue qu’il est, est un homme moderne, adepte de technologie comme beaucoup de japonais : Il achète une webcam qu’il relie à son bureau. Ainsi il va pouvoir espionner son propre intérieur depuis son lieu de travail. J’ai cru d’abord à un polar. Un assassin, un alien peut-être, qui rentrerait à l’improviste, ou par effraction. Depuis son bureau Shimura mène l’enquête et finalement, il voit une femme plus très jeune, la cinquantaine, qui passe devant l’œil de sa webcam , qui se fait tranquillement un thé, qui jouit tranquillement du soleil, de son absence à lui et occupe les lieux . Et c’est lui le « voyeur », il pénètre chez lui alors qu’il sait qu’il ne doit y avoir personne. Il y a une première inversion des rôles. Il est estomaqué, en même temps ravi de ne pas s’être trompé et appelle la police . Il va pouvoir assister en direct à l’intervention des policiers. Mais aussitôt qu’il les a prévenus , devant la sérénité et le bien être éprouvés par la clandestine, il ressent une culpabilité terrible et il téléphone chez lui ou chez elle pour la prévenir de l’arrivée de la police. Bien sûr celle-ci ne répond pas puisqu’elle est censée ne pas être là..
C’est un fait divers réel rapporté en 2008 par plusieurs journaux japonais qui a inspiré Eric Faye.
Non seulement la police confirme à Shimura qu’une femme était chez lui, qu’il n’y avait pas de trace d’effraction mais surtout qu’elle occupait l’ochiiré, c'est-à-dire le placard à futons où il n’allait jamais et qu’elle cohabitait avec lui dans son appartement depuis plus d’ un an .Deux solitudes côte à côte. Imaginez quelqu’un vivant à votre insu dans votre habitation. On ne peut pas dire qu’elle squattait l’appartement car elle effaçait tous les signes de sa présence, vivait dans le silence et la discrétion, elle occupait un espace par procuration, s’était coulée dans les habitudes et les manies de Shimura. Au fil des mois cependant, elle s’enhardit, elle s’estime même tolérée par Shimura. Je me disais parfois qu’il m’avait repérée mais me tolérait.ET me tolérait. Et ,ou mais ?….
Elle s’informe sur Shimura. Elle finit par tout savoir sur lui, plus peut-être qu’une épouse. Elle regarde ses photos, examinent ses factures d’eau et d’électricité, fouille ses tiroirs. Je ne veux pas déflorer cette histoire .Je ne vous dirai rien d’autre sur cette femme, sur ses motivations, son passé, son enfance. C’est une histoire de légitimité, de « propriété » des lieux. Il y a eu plusieurs milliers de morts à Nagasaki suite à l’explosion de 1945 et ces milliers de morts sont des ombres qui occupent encore l’espace. Peut-être ceci explique-t-il le titre ? Ce qui est intéressant c’est à la fois la dépossession, la souffrance que subit Mr Shimura et cette ambivalence ressentie à l’égard de la clandestine. Je n’arrive plus à me sentir chez moi dit-il au procès où est jugée son affaire et en même temps, il se love dans le minuscule espace qu’avait occupé la clandestine pour sentir ce qu’elle avait ressenti et il s’estime « plaqué », c’est le mot qu’il emploie lorsqu’elle n’est plus là. Quand j’étais enfant, j’étais fascinée par les « borrowers », ces minuscules occupants qui squattaient disait-on, les habitations. Nagasaki est un livre sur la solitude, l’incommunicabilité. On aimerait que ces deux êtres se rencontrent vraiment. Ils n’auront échangé, prononcé aucun mot directement, ils se seront observé en cachette ou par écran interposé. Leurs explications à chacun sont dramatiques. L’ambiance est très japonaise toutefois même si l’histoire peut être transposée : le regard sur la femme et le couple, la robotoïsation de la société, la vision du travail….A lire si ce n’est pas déjà fait.
Monique Arcaix