Monsieur Samovar (avatar)

Monsieur Samovar

Prof de lettres

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 septembre 2025

Monsieur Samovar (avatar)

Monsieur Samovar

Prof de lettres

Abonné·e de Mediapart

Un chemin environné de vide - À Caroline Grandjean

J’ai pensé à toi, Caroline. Fugitivement, dans un recoin du crâne. Lorsque, quatre ou cinq jours avant les vacances, j’ai expliqué à cette classe de cinquième que oui, j’aime les garçons. Comment on fait, pour vivre, quand on aime des filles, des garçons, et que ça nous condamne pour toujours, à être mordu par le vide et l’indifférence ?

Monsieur Samovar (avatar)

Monsieur Samovar

Prof de lettres

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Caroline Grandjean s’est suicidée le lundi 1er septembre 2025, après des mois de harcèlement homophobe, et sans soutien de sa hiérarchie.

J’ai pensé à toi, Caroline. Fugitivement, dans un recoin du crâne. Lorsque, quatre ou cinq jours avant les vacances, j’ai expliqué à cette classe de cinquième tellement compliquée que oui, j’aime les garçons. C’était suite à un énième discours homophobe médiocre et sale, de petites phrases répugnantes, qui anéantissaient tout ce que j’avais eu l’impression de construire avec eux d’ouverture aux autres, à des façons de voir le monde et d’aimer.

J’ai planté mes yeux dans ceux d’Enzo, qui venait de faire cette sortie sous des rires gras, et j’ai sauté. J’en n’avais rien à foutre – je croyais – dernier cours avec ces mômes, peu de chance de les revoir, et ras le cul, ras le cul, encore une fois, d’avoir la bouche qui se ferme, la gorge qui se serre, les mots qui s’euphémisent.

Et quand je leur ai demandé ce que ça leur ferait, s’ils rencontraient une personne homosexuelle, que j’ai eu le droit à leurs cris d’effrois, pour beaucoup surjoués, j’ai pensé à toi. Je suis désolé. Tu n’étais que le personnage de la bande dessinée qui t’a été dédiée dans la série Cas d’école.

Je ne m’étais que peu renseigné sur ce qui t’arrivais. Tu étais loin. J’avais tant de choses à faire. Mais lorsque j’ai parlé, que j’ai expliqué aux cinquièmes qu’ils fréquentaient quatre jours par semaine l’un de ces êtres qui soi-disant les répugne, j’ai senti le sol qui s’enfonce, le vide sous les pieds. Je ne sais pas si c’est comme ça que tu l’as ressenti, au début, avant que toute cette affaire explose, que notre hiérarchie t’abandonne, avant que d’immondes connards se mettent à te harceler. Médiocrement. Comme tout ce qu’ils font d’autres, ces criminels.

On marche tous sur un chemin environné de vide. Est-ce que faire le pas de trop, dire à une classe qu’on est gay ou bisexuel, être aperçu par un parent d’élève qui discutera, poster un message sur un réseau social ? Est-ce qu’on va faire ce que font des milliers d’autres personnes pour qui ça ne prête pas à conséquence ?

Je regarde les mails qui s’empilent dans ma boîte professionnelle et qui concernent la lutte contre la discrimination, le bien-être des enfants et des adultes à l’école, et j’ai envie de tout casser. Ces lignes de texte à en-têtes et logos pastels sont gerbants. De petits temples élevés en résistance à une tempête qui nous dévore, dont on tente de s’abriter tous les jours, et dont tu es morte. L’homophobie tue. Ces deux mots-là ne se comprennent pas devant un power point. J’ai tellement peur qu’ils ne se comprennent même pas alors que ton nom apparaît en gros titres dans les journaux.

Je marche le long du couloir de ce collège dans lequel je passe une année de plus. J’ignore quelles sont, quelles seront les retombées de ma prise de parole de l’année dernière. Peut-être aucune. Peut-être des graffitis sur ma porte. Peut-être des insultes. Je ne sais pas. Pour l’instant, je marche à une distance raisonnable du vide, mais je sais qu’il lui suffira d’une pensée pour me happer l’espace sous les pieds.

Je marche le long du couloir, je pense à toi. Je pense à cette longue chaîne de secours qui aurait pu se déployer et qui ne l’a pas été parce qu’on ne veut pas entendre que l’homophobie tue.

Parce que tu peux, pendant toute l’année de cinquième, aborder le sujet de plein de façons différentes, changer la réalité, la réalité concrète – ta vie, celle de ta femme, à qui je n’arrête pas de penser depuis deux jours – c’est de l’ordre de l’impossible, ou presque.

Je marche et je pense à toi, on est plein à évoluer sur ces pierres instables, et je tremble à l’idée de la prochaine ou du prochain qui risque de tomber. C’est déjà trop tard, parce que toi, tu es tombée. Comme combien d’autres avant toi ?
Comment faire, sans toi ?

Comment on fait, pour vivre, quand on aime des filles, des garçons, et que ça nous condamne, pour toujours à être mordu par le vide et l’indifférence ?

Illustration 1

Texte originellement publié sur ce blog.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.