Il est des rencontres qui, davantage encore qu’elles marquent, parlent de ce que porte le fond de notre cœur dans ses plis authentiques. Et si, comme l’écrit Oscar Wilde, « la musique met l’âme en harmonie avec tout ce qui existe », le rendez-vous à table avec un musicien recèle un moment unique : celui qui vous met en présence de l’être humain, dépourvu de son instrument. Dès lors, sans cette « langue des émotions » chère à Emmanuel Kant lorsqu’il définit la musique, en ce Bouclier de Bacchus, intime et chaleureux restaurant de la rue Saint Lazare, ces instants passés avec le grand, l’immense jazzman israélien Avishaï Cohen acquièrent une densité unique.
Car de quoi me parle-t-il ? De son nouvel album intitulé 1970, ce millésime s’inscrivant dans l’Histoire comme le quart de siècle franchi après la Shoah et la libération des camps intervenue au cours de l’hiver et du printemps 1945 ? Non, il me parle de l’un des plus importants musicien du siècle passé et présent, le pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboïm. Et quand il prononce le nom du virtuose classique, Avishaï Cohen met sa met sur son cœur, en signe d’amour et d’admiration. Et moi, je pleure. Je pleure de joie devant ce respect, cette tendresse pour l’homme de notes et de paix.
Qui est au juste Daniel Barenboïm ? D’une certaine façon, le monsieur Chouchani de la musique, pour rappeler le souvenir du mystérieux érudit religieux qui, armé de ses prodigieuses connaissances bibliques, talmudiques, exégétiques, a dispensé à quelques happy few, parmi lesquels Emmanuel Levinas et Elie Wiesel, un enseignement à New-York, Montevideo, Jérusalem, Paris (où de façon énigmatique on le retrouve en…mai 68), voici bientôt cinquante ans. Arrêté durant l’occupation par la police vichyste, Monsieur Chouchani se déclare…musulman après que sa circoncision est constatée. Le recteur de la Mosquée de Paris, dépêché sur place pour démasquer la supercherie, l’interroge sur ses connaissances en matière d’islam, d’abord superficiellement puis très profondément, avant de rendre son verdict passées plusieurs heures : « cet homme est plus grand que moi ! » Il convient de rappeler ici que monsieur Chouchani est le seul homme à posséder un acte de décès où trois identités différentes sont consignées !
Daniel Barenboïm, bien vivant, est pour sa part le seul Israélien a posséder également un passeport palestinien. Né en Argentine d’une famille de juifs russes ayant émigré en Amérique Latine, continent dont il est, au vingtième siècle, l’un des quatre géants du piano avec Martha Argerich, Nelson Freire et Claudio Arrau, il s’installe en Israël au début des années cinquante après avoir suivi, en plus de ceux de son père, les enseignements incomparables de Nadia Boulanger à Paris. Daniel Barenboïm possède aussi la nationalité espagnole. Cet homme de paix - il est désigné à ce titre comme « messager » par l’ONU en 2007-, a créé le Western Divan Orchestra, regroupant jeunes musiciens israéliens et palestiniens.
Multiples identités, unité dans la raison. Avishaï Cohen et moi parlons de notre admiration commune pour Daniel Barenboïm. Je lui dis aussi que mon ouvrage intitulé Chroniques d’un buveur de lune, est préfacé par mon maître, mon frère Raphaël Draï, de mémoire bénie. Français de confession musulmane, j’y ai adjoint mes réflexions sur la mémoire de la Shoah, mémoire qui sera nécessaire jusqu’à la fin des temps. Et j’ajoute avec une gravité amicale (réminiscence de milliers d’heures de travail dans la solitude peuplée des visages des enfants, femmes, hommes, vieillards, et aussi Erudits de la Torah, assassinés par le bourreau nazi), que j’écris toujours en musique. Notamment en écoutant ses compositions à lui, Avishaï Cohen qui me regarde avec des yeux souriants.
Lorsqu’Éric de Rothschild m’a remis le Prix Lucien Caroubi pour la Paix et la Tolérance, je n’ai pas cité Avishaï Cohen. J’aurais pu le faire. Mais chacune de ses notes portait mes lettres, mes mots. Je le lui ai dit de vive voix, en ce mois d’octobre où les fêtes juives s’égrènent, pendant que les familles construisent leur Soucca. La musique n’est-elle pas comme une Soucca, cette cabane au toit ajourée qui est élevée dans les jours qui suivent Yom Kippour : après le Grand Pardon, la prise de conscience de la fragilité de l’être humain, et de la nécessaire solidarité. Seul, nous ne sommes rien…
Nous nous découvrons : rires, pensées, émotions. Je songe à la phrase de Georges Gerschwin, prononcée pendant qu’il compose Un américain à Paris et que rapporte son biographe français, Franck Médioni : « Je veux me connaître et ainsi connaître les autres. Je m’intéresse à une chose, la vie. Je veux découvrir cette étincelle de vérité et la mettre en œuvre dans ma musique. »[1] Avishaï Cohen me parle de son travail de création, d’Israël, du monde, de Paris, de la fraternité. Je songe à cette autre phrase de George Gershwin, prononcée pendant qu’il compose Porgy and Bess : « Je voudrais attraper les rythmes du brassage de ces peuples, en montrer à la fois les heurts et la fusion. Je voudrais surtout mélanger l’humour et la tragédie de tout cela. »[2]
Mon rêve, notre rêve partagé : rencontrer ensemble Daniel Barenboïm, qu’il ne connaît pas personnellement. Le virtuose inégalé dans l’intelligence du texte est aussi un humble (adjectif pris dans toute la grandeur de l’Humilité, ce supraconducteur de l’intelligence) accompagnateur de lieder. Le chef d’orchestre dirigeant les très prestigieuses formations philarmoniques de Berlin, en résilience absolue du crime nazi, tant du côté allemand que du sien, qui enregistre aussi dans la capitale allemande sa dernière intégrale des sonates pour piano de Beethoven (quel bloc compact ! quelle interprétation libre, époustouflante dans la virtuosité et l’intelligence du texte !), ce pédagogue vénéré qui sait tout des moindres inflexions mozartiennes, accompagne les chanteurs. À deux, ils dessinent le génie schubertien, le Voyage d’hiver, le Chant du cygne, esquissent le soleil couchant et font sentir le froid qui pénètre les os du voyageur exclu du monde, le fugitif honni de ses semblables, le joueur de vielle qui n’a plus la force d’avancer dans la neige et que mordent les chiens.
Ce migrant épuisé, à peine porté par les accords du piano qui font écho aux sonorités progressivement éteintes dans la beauté des mélodies, c’est l’homme. Charles Régismanset nous enseigne qu’ « un lied de Schubert, de Schumann ou d’Hugo Wolff n’est pas allemand. Il est humain. »[3] L’« hominité de l’homme », pour reprendre l’expression que Vladimir Jankélévitch emploie dans l’Imprescriptible, cette magnifique protestation contre toutes les tentatives d’oubli du crime nazi, est précisément portée par la musique « faite des bruits de la nature et des soupirs de l’âme. »[4]
Vladimir Jankélévitch était aussi philosophe que musicien et revendiquait les deux titres. Comme pour toute conversation entre deux amis qui se découvrent, il précisait : « la musique est à la fois expressive et inexpressive, sérieuse et frivole, profonde et superficielle ; elle a un sens et n’a pas de sens. La musique est-elle un divertissement sans portée ? Ou bien est-elle un langage chiffré et come le hiéroglyphe d’un mystère ? Ou peut-être les deux ensemble ? Mais cette équivoque essentielle a aussi un mystère moral : il y a un contraste déroutant, une ironique et scandaleuse disproportion entre la puissance incantatoire de la musique et l’inévidence foncière du beau musical. » [5] . Cela, Avishaï Cohen et moi l’avons partagé, à la veille de la sortie de son nouvel album, 1970 [6] , en attendant de le vivre avec Daniel Barenboïm…
Je sais qu’ils seront en accord sur au moins deux points. Le premier illustre la citation de Duke Ellington « il n’existe que deux types de musique : la bonne et l’autre… ». Le second a trait à la Paix, cet objectif de raison qu’il faut poursuivre avec une opiniâtreté déraisonnable, et que Fiodor Dostoïevski énonce avec force pour toutes les générations : « Rien ne peut compenser une seule larme d’un enfant. » Le jazzman et l’un des plus grands musiciens du répertoire classique, Avishaï et Daniel, portent dans leur âme les cicatrices du monde. Mon rêve est de leur permettre de s’écouter l’un l’autre pour que de leurs mots jaillissent des notes plus belles encore et que s’émerveillent, à leur écoute, les enfants qui souffrent en quel qu’endroit du monde.
Rencontre de deux géants dont l’âme est aussi belle que la musique. Sûrement au Bouclier de Bacchus !
Morad EL HATTAB
Lauréat du Prix littéraire pour la Paix et la Tolérance,
Diplômé de la Médaille d'Argent de l'Académie des Arts, Sciences et Lettres.
[1] Médioni, Franck, George Gerschwin, Editions Gallimard/Folio, Biographies, Paris, 2014, page 187
[2] Ibid., page 192
[3] Régismanset, Charles, Nouvelles contradictions, Editions G. Doin, Paris, 1939, page 121
[4] De Régnier, Henri, Donc, Editions du Sagittaire, Paris, 1927, page 80
[5] Jankélévitch, Vladimir, La Musique et l’Ineffable, Editions du Seuil, Paris, 1983, page 134