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Billet de blog 18 mai 2023

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Guerre en Ukraine : ce qui ne peut plus durer dans la gauche française

Les occasions de s’affliger des errances et complaisances d'une partie de la gauche française quant à la guerre en Ukraine ne manquent pas. Les éditions Agone m’en ont donné de nouvelles, en produisant un discours symptomatique des complicités d'une partie de la gauche avec l’impérialisme russe, des positions de Jean-Luc Mélenchon à celles du Monde Diplomatique

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Agone a décidé de republier De la responsabilité des intellectuels, essai de Noam Chomsky, et en a profité pour dresser un panégyrique à l’intellectuel américain, sous la plume de Thierry Discepolo, fondateur de la maison d'édition. Je ne me prononcerai pas sur l’opportunité éditoriale de cette publication que je n’ai pas lue. Mais dans le contexte de la guerre en Ukraine, faire de Chomsky une sorte de héros intellectuel est particulièrement insupportable, tant les positions qu’il défend sont scandaleuses.

Agone fait grand cas de la « responsabilité des intellectuels » en général, et de celle de Chomsky en particulier :  

« celles et ceux qui sont éligibles à ce statut jouissent de privilèges qui leur ouvrent des possibilités inaccessibles au commun […] les intellectuels sont tenus, en tant que « minorité privilégiée ayant accès aux infrastructures et à la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés », d’avoir la simple honnêteté de dire les choses telles qu’elles sont. »

On ne voit guère que trouver à redire à ces nobles intentions. Mais voyons plutôt comment elles se réalisent en pratique, et quel usage Chomsky a cru bon de faire de sa « responsabilité d’intellectuel » dans le contexte de ce qui est sans doute la plus grande question de politique étrangère de notre temps, la guerre en Ukraine. Il se trouve qu’il y a quelques semaines, il a pu exprimer sa position dans une interview pour le New Statesman, hebdomadaire historique de la gauche britannique.

Chomsky ne nie pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie soit une « agression », ni n’est opposé en principe à des livraisons d’armes à l’Ukraine, sans qu’on voie malheureusement très bien lesquelles, toutes celles qu’il cite étant susceptible de mener à une funeste « escalade ». Comprenne qui pourra.  

Dans tous les cas, ce que parvient très bien à nous faire comprendre Chomsky, c’est que la cause réelle du conflit est à Washington, qui ne poursuit qu’un seul but : affaiblir un « adversaire militaire ». La Russie a, point répété ad nauseam, été provoquée par les États-Unis, qui lui avaient promis de ne pas élargir l’OTAN. Je n’ai pas ici la place pour m’étendre sur ce qui me semble être une explication passablement simpliste de ce qui est en train de se passer—et du reste, le mode d'argumentation de Chomsky relève bien plus de l'assertion de pseudo « évidences » que d'une démonstration appuyée sur des preuves. Mais il suffira de noter que Vladimir Poutine s’est fixé des buts nettement plus grandioses que celui-là, en l’occurrence la « dénazification » et la « démilitarisation » de l’Ukraine—ce qui ressemble fort au regime change honni par Chomsky—pour finir par le dépeçage de son territoire. Mais ce sont là des choses que Chomsky se garde bien de considérer. Pas plus que l’ampleur de la réaction russe à cette « provocation » ne semble le troubler outre mesure. Et pour cause, grâce à Dieu, la Russie n’est pas aussi perfide que les Anglo-Saxons. Pour Chomsky, c’est une « évidence » : l’armée russe est plus « humaine » que les armées américaine et britannique en Irak—quand bien même ce serait vrai, on voit assez mal ce que cela justifie. En tout état de cause, cette guerre se réduit à une « bonne affaire » pour le complexe militaro-industriel américain.

Agone voit dans Chomsky un héros intellectuel qui se fait fort d’être capable de dénoncer un impérialisme paré des « meilleures intentions », mais semble incapable de reconnaître dans la Russie un impérialisme qui est, pour le coup, explicitement paré des pires intentions. Et ils n’ont même pas l’excuse de la défense de la « patrie du socialisme ». Je ne partage pas cet argument qui a justifié les pires abominations, mais je peux concevoir qu’on puisse trouver quelque contenu progressiste aux régimes socialistes, et donc quelques justifications pour les défendre. 

Mais quel crédit politique accorder à des gens qui ne sont pas capables de voir un impérialisme brut, de conquête, porté par un régime dont le projet politique est explicitement dictatorial, militariste, réactionnaire, ploutocratique, clérical, homophobe, etc. ? Comme le demandait Jacques Bouveresse, « à quoi sert […] d’être un professionnel de la pensée politique si c’est pour ne pas voir des choses qui ont sauté dès le début aux yeux de tant de gens qui n’avaient pas la chance d’être payés pour réfléchir ? » Et j’ajouterais, si la destruction systématique de l’Ukraine ne les émeut pas plus que ça, quel crédit moral leur accorder ?

Il n’est peut-être pas inutile d’aller voir du côté de chez George Orwell pour avoir une idée du genre d’attitude à adopter face à une guerre de cette ampleur. Je ne souscris pas au culte qui semble entourer cet auteur, mais il se trouve qu’il est largement publié par Agone. Et il s’avère que sa position en 1942 était d’une netteté absolue : « Le pacifisme est objectivement profasciste : cela relève du plus élémentaire bon sens. Si l’on fait obstacle, dans un camp, à l’effort de guerre, on favorise automatiquement l’effort de guerre de l’adversaire. » Je n’accuse évidemment pas cette gauche de trahison, ni non plus ne considère la guerre actuelle comme équivalente à la Seconde guerre mondiale. Mais il n’est pas la peine de considérer la Russie comme fasciste pour se rendre compte qu’il s’agit d’un régime criminel aussi bien envers sa propre population qu'envers l'Ukraine. S’opposer à l’armement de l’Ukraine, c’est prendre le parti de l’envahisseur et du plus fort, c’est-à-dire de la Russie. Agone a beau jeu de dénoncer les « va-t-en guerre » occidentaux, mais les armées de l’OTAN ne sont pas aux portes de Moscou, alors que l’armée russe est, elle, en Ukraine, en train de ravager un pays souverain et aux frontières reconnues internationalement.

Orwell ajoute : « On ne peut non plus véritablement se tenir à l’écart d’une guerre comme celle qui se déroule actuellement. » C’est à mon sens l’impulsion fondamentale de trop de gens à gauche : la volonté de se réfugier dans une sorte de neutralité confortable, parce que la victoire de l’Ukraine signifierait aussi celle de l’OTAN, et donc des États-Unis, ce qui est odieux—mais ne peut être dit ouvertement. L’un des arguments circulant le plus largement au sein de cette gauche, et qui justifierait une forme de « neutralité » de gauche, est celui de la « guerre par procuration » (proxy war). A mon sens, le député britannique John McDonnell, proche de Jeremy Corbyn, a réglé son compte à cette idée de la manière la plus nette qui soit :

« Certains ont argumenté qu’il ne s’agit que d’une guerre par procuration entre deux puissances impérialistes, et que les socialistes ne devraient pas y prendre part. Je comprends l’argument, mais (…) on peut considérer que, depuis la fin de la guerre froide, pratiquement toutes les guerres peuvent être vues comme des guerres par procuration entre puissances impérialistes. Et cela n’a pas empêché la gauche de prononcer un jugement sur les cas individuels, et de soutenir les luttes de libération dans ce contexte. »

Il est vrai, et ce n’est précisément pas anodin dans ce contexte, que John McDonnell est préservé de la bienheureuse ignorance des réalités ukrainiennes et est-européennes qui a trop souvent cours à gauche. Il a en effet fait ce qu’on pourrait attendre de toute personne de gauche digne de ce nom : il s’est informé auprès de personnes directement concernées, à savoir, des activistes de la gauche ukrainienne. Il n’existe pas de moyen réel pour la gauche occidentale (et européenne en particulier) de rester en dehors de la plus importante guerre conventionnelle depuis la Seconde Guerre Mondiale. En tout cas, il n’en existe pas qui éviterait de se déshonorer en se rendant complice de l’impérialisme russe.

Ce qui est particulièrement insupportable dans ce discours, c’est un contenu vague et allusif—qui évite à tout prix de se prononcer sur le fond des choses—masqué sous le ton ironisant de celui à qui on ne la fait pas. Mieux vaut, en effet, voler comme le fait Thierry Discepolo « du Texas à Khartoum et de Cuba à Kaboul ». Cela permet de tonner contre « deux siècles » d’impérialisme yankee et de dénoncer l’« hypocrisie » des États-Unis, ce qui est sans doute la critique à la portée politique la plus limitée, tant aucun État n’est jamais cohérent dans ses actes et ses discours. Mieux vaut enfin se complaire à répéter des slogans creux : « La paix, la paix ! » Naturellement, qui peut être contre ?

Mais quand cette gauche évoque des « solutions » qui pourraient amener à la paix, elles sont toutes plus douteuses les unes que les autres, aussi bien moralement que pratiquement. Celle de Chomsky brille par sa simplicité : vu que la cause de la guerre est l’OTAN, il suffit de ne pas inclure l’Ukraine dans l’Alliance atlantique, d’offrir une autonomie à l’Est de l’Ukraine, et le tour est joué. Il n’a sans doute pas dû se tenir bien informé de la situation, car comme on dit, this ship has sailed: rien de tout cela n’est plus d’actualité du point de vue de Moscou. Faut-il lui rappeler que pas plus tard qu’en septembre 2022, la Russie a officiellement annexé quatre régions de l’Ukraine, plus de 100 000 kilomètres carrés ou l’équivalent de 15% de son territoire ?

Pour Thierry Discepolo, la solution est apparemment celle de Lula, tout en se gardant bien de la rendre explicite. Et on voit très bien pourquoi il n’a pas très envie de le faire : la position de Lula se réduit en effet à l’appel à une négociation entre la Russie et l’Ukraine, aux contours nébuleux, et où tout serait sur la table « la Crimée, d’autres territoires, l’OTAN ». Cette gauche n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’impérialisme américain ou les atteintes à la souveraineté de la part de l’Union Européenne. Mais quand il s’agit d’un impérialisme old-school, d’ingérence et de conquête territoriale pure et simple, « tout est sur la table. »

Donc de deux choses l’une. Soit ces gens sont trop naïfs pour se rendre compte que, vu les positions de Moscou et l’évolution du régime politique de la Russie, leurs propositions de paix impliquent d’avaliser ces annexions réalisées par la force. Soit ces gens considèrent réellement que la souveraineté est à géométrie variable, que la Russie a droit de vie ou de mort sur ses voisins, le droit de les annexer à son bon plaisir, que la « paix » vaut bien qu’on sacrifie l’Ukraine. Mais dans ce cas, il faut le dire, trêve de discours fumeux sur la paix, l’invasion de l’Irak, sur la souveraineté ou le droit international.

Le temps me manque pour analyser les raisons profondes de l’ignorance et le mépris pour tout ce qui touche aux pays d’Europe centrale et orientale, toujours suspects, trop pro-Américains, trop libéraux, trop de droite, pour être des victimes légitimes et avoir le droit de se défendre à armes égales. Bienheureuse gauche occidentale qui n’a pas goûté aux charmes, bien réels, de l’impérialisme russe, et peut se complaire à dénoncer le seul qui compte réellement, le sien, celui des Américains.

Pour « dire les choses telles qu’elles sont », il y a dans cette guerre un agresseur et un seul, la Russie, un agressé et un seul, l’Ukraine. S’il faut parler de « paix », alors la seule qui soit digne d’être souhaitée par la gauche est celle qui passe par la victoire et la libération de l’Ukraine, et par la défaite de la Russie.

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