Depuis quelque temps, une nouvelle mode s’installe : se dire bipolaire. Un mot devenu cool, un label de souffrance glamour, presque une carte de visite dans certains cercles parisiens. Podcasts, vidéos Brut, événements pseudo‑militants… On voit fleurir des récits édulcorés, esthétiques, parfois perchés — littéralement — au nom de la « bipolarité ».
Le problème ? Ce qu’on y entend n’a souvent rien à voir avec ce qu’est réellement ce trouble. On parle de voix, de délires, d’hallucinations… En clair : de schizophrénie, pas de bipolarité. Mais le mot fait peur. Alors on ne le dit pas. On cache. On requalifie. On emballe.
Résultat : les schizophrènes sont invisibles, les bipolaires sont mal compris, et la santé mentale devient un terrain de jeu pour influenceurs mal informés.
La Maison Perchée ou l’illusion d’un discours éclairé
Prenons un exemple qui cristallise ce glissement : La Maison Perchée. Un collectif censé libérer la parole des jeunes adultes souffrant de troubles psychiques. Sur le papier, tout y est : safe space, témoignages sensibles, plaidoyer pour la déstigmatisation. Dans les médias, ils sont encensés.
Pourtant, à l’écoute de nombreux témoignages relayés (y compris ceux des fondateurs), on retrouve des épisodes délirants, des voix entendues, des réalités parallèles, des phases d’isolement profond… Bref, des symptômes typiques de la schizophrénie, pas de la bipolarité classique.
Mais dans ces récits, le mot schizophrénie est soigneusement évité. Tabou. Stigmatisant. Trop lourd. Trop dur. Alors on appelle ça « bipolarité ». Plus doux. Plus « acceptable ». Plus bankable.
La bipolarité n’est pas une schizophrénie qui s’ignore
Rappelons un fait simple : la bipolarité, c’est l’alternance de phases dépressives et maniaques ou hypomaniaques. Parfois, oui, il peut y avoir des épisodes psychotiques lors des phases extrêmes de manie. Mais c’est rare. Et surtout : ce n’est pas le noyau du trouble.
Ce qui est décrit dans beaucoup de ces « témoignages » publics est la perte de contact avec la réalité, les hallucinations auditives, les idées délirantes, la confusion identitaire. Tout cela relève du spectre schizophrénique. Alors pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ce besoin de travestir ?
Parce qu’en France, la schizophrénie fait peur. Elle évoque les camisoles, les HP, la violence, les sans-abris. Alors qu’on commence à tolérer les « troubles de l’humeur », on continue à exclure, sans le dire, ceux qui vivent avec une psychose chronique.
Derrière la tendance, une violence symbolique
Ce travestissement n’est pas anodin. Il efface la réalité des personnes diagnostiquées schizophrènes, souvent jeunes, abandonnées par le système, en rupture sociale, avec des parcours de soin chaotiques. Elles ne sont pas invitées sur les plateaux. Elles ne font pas des TEDx. Elles ne « racontent leur folie » que dans le silence ou l’hôpital.
Et de l’autre côté, on glorifie des témoignages approximatifs, esthétiques, parfois même romancés, qui réduisent la bipolarité à une forme d’excentricité ou de créativité douloureuse. Comme si c’était « cool » d’être instable, tant qu’on en parle bien.
Cette dynamique crée une hiérarchie toxique dans la souffrance psychique : il y aurait les « bons fous », photogéniques, éloquents, médiatisables… et les autres. Ceux qu’on ne veut pas voir.
Nommer, c’est respecter
On ne soigne pas ce qu’on ne sait pas nommer. On ne respecte pas ce qu’on travestit. Et on n’aide pas en remplaçant la psychiatrie par des slogans bien emballés.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas parler. Au contraire. Mais qu’on commence par dire vrai. Appeler une schizophrénie, une schizophrénie. Appeler une bipolarité, une bipolarité. Et cesser de brouiller les cartes sous prétexte de rendre ça « plus digeste ».
Parce qu’au fond, ce n’est pas la folie qu’on adoucit en faisant ça. C’est notre propre peur qu’on maquille. Et ce maquillage, il laisse les plus fragiles seuls, sans mots, sans écoute, sans place.
La santé mentale n’est pas un terrain de com
Ce n’est pas une identité à enfiler.
C’est un combat. Un vécu. Une réalité.
Et ce combat mérite mieux que des récits flous vendus à la mode.