La gauche comme refuge mémoriel : l’impuissance stratégique d’une pensée repliée
Parler de la gauche aujourd’hui revient souvent à parler d’un souvenir. Ce n’est pas tant une position politique qu’un attachement affectif à un récit, à une esthétique, à une collection de références qui se répètent à l’envi comme un rite d’appartenance. Sur les blogs, les plateaux, dans les cercles militants ou les tribunes syndicales, la gauche semble prisonnière de ses propres symboles. Et cette fidélité aux formes passées devient paradoxalement ce qui empêche toute refondation véritable.
Une pensée de la citation plus que de la situation
On observe, chez nombre de blogueurs et chroniqueurs se réclamant de la gauche critique, une tendance à substituer à l’analyse de la situation présente une accumulation de références historiques. Le passé est convoqué non pour éclairer le présent, mais pour le remplacer. La lecture de Marx, de Gramsci ou de Rosa Luxemburg devient ainsi une fin en soi, et non un outil. Cette ritualisation de la pensée critique témoigne d’une crispation intellectuelle : il ne s’agit plus de penser le réel, mais de réaffirmer son appartenance à une lignée idéologique.
Cela donne lieu à une étrange situation : alors même que le monde social, économique, technologique et écologique se transforme à grande vitesse, la gauche continue d’opposer à ces mutations des grilles de lecture figées, élaborées pour d’autres contextes historiques. La précarité algorithmique, l’atomisation néolibérale des subjectivités, l’effondrement écologique ou encore la fragmentation des appartenances ne peuvent être réduites à de simples variations sur le thème de la « lutte des classes ». La réalité exige de nouveaux concepts, de nouvelles tactiques, de nouvelles alliances. Ce sont précisément ces absences qui marquent la pauvreté stratégique de la gauche actuelle.
L’érudition comme cache-misère
Chez certains, cette impuissance se masque derrière une hypercompétence théorique. L’histoire de la gauche devient un capital symbolique à défendre. Il s’agit moins d’élaborer une pensée que de montrer qu’on connaît mieux que les autres l’histoire de la gauche. On assiste alors à une forme de méritocratie mémorielle : celui qui cite le plus habilement les textes sacrés se voit attribuer la légitimité du vrai « militant ». Toute remise en question de ce canon — qu’elle vienne des nouveaux mouvements féministes, écologistes, décoloniaux ou technocritiques — est aussitôt rejetée comme naïve, petite-bourgeoise ou pire, « postmoderne ».
Or, cette posture est un aveu. Lorsqu’une pensée devient défensive, c’est qu’elle ne se sent plus capable de produire de l’avenir.
La gauche, cette machine à exclure le présent
Le plus inquiétant, dans cette situation, est peut-être la capacité de la gauche à se protéger d’elle-même. C’est-à-dire à créer un cadre discursif où toute remise en cause interne est perçue comme une trahison. Ce réflexe auto-immunitaire empêche toute évolution réelle. Ainsi, ceux qui soulignent l'épuisement de certaines formes d’organisation ou d’analyse sont aussitôt accusés de faire le jeu du capital. La critique interne est assimilée à une capitulation. Et l’obsession de la pureté théorique devient, paradoxalement, l’arme de la stagnation.
Pendant ce temps, les luttes se déplacent ailleurs. Dans les collectifs de quartiers, les expérimentations de démocratie directe, les mouvements écologistes radicaux ou les luttes pour les droits numériques, on observe des formes d’engagement qui échappent à la gauche traditionnelle. Parce qu’elles ne lui demandent plus la permission. Parce qu’elles n’attendent plus rien d’elle.
Ce que la gauche ne voit pas (ou refuse de voir)
Ce refus de mutation est d’autant plus grave que le capitalisme, lui, ne cesse de se réinventer. L’automatisation, la financiarisation algorithmique, l’économie de l’attention, la surveillance de masse ou encore la marchandisation des affects constituent des formes de domination que la gauche classique ne sait ni penser ni combattre, car elles échappent à ses catégories traditionnelles.
Et pourtant, les outils sont là. L’écologie politique, les théories féministes contemporaines, les pensées critiques des technologies, les analyses intersectionnelles, les pratiques de soin et de solidarité décentralisée... Ce ne sont pas des « gadgets militants », ce sont les terrains concrets de l’émancipation aujourd’hui. Mais il faut accepter de sortir du confort du passé pour s’y confronter.
Conclusion : La gauche ne renaîtra pas par fidélité, mais par rupture
Il ne s’agit pas d’oublier. Mais de cesser de s’identifier à une mémoire. La gauche ne renaîtra que si elle accepte de cesser d’être un héritage pour devenir une invention. Cela implique de trahir certaines habitudes, de renoncer à certaines nostalgies, de reconnaître que l’histoire n’est pas un manuel, mais un matériau instable. Si elle ne fait pas cette rupture, elle laissera sa place — non à la droite, mais à d’autres formes d’engagement, hybrides, critiques, indisciplinées.
Alors oui, il est temps de dire les choses franchement :
ce n’est pas la droite qui bloque la gauche. C’est la gauche elle-même, lorsqu’elle refuse de sortir d’elle-même.