Il y a deux justices en France. L'une qui punit, l'autre qui efface la peine — mais qui enferme sans fin. L'une qui libère les coupables, l'autre qui enterre les fous.
On ne le dira jamais assez : être reconnu irresponsable pénalement en France, ce n’est pas s’en sortir. C’est, au contraire, plonger dans un trou noir juridique et psychiatrique d’où bien peu ressortent. Et tout ça au nom de quoi ? D’un principe faussement humaniste qui prétend protéger les malades... en les sacrifiant sur l’autel de la peur collective.
Le grand mensonge de la "non-peine"
Prenons deux hommes. L’un tue sous l’emprise de la colère, l’autre tue en pleine crise psychotique, totalement délirant. Le premier est jugé, condamné, et peut sortir un jour. Le second est déclaré irresponsable, donc non-jugeable, donc interné. Mais pour combien de temps ? Là est le piège : il n’y a plus de peine, donc plus de fin. On ne purge pas une durée, on attend qu’un psychiatre, un préfet, une commission opaque estime que l’on ne fait plus peur.
Et cette peur, elle est tenace.
La perpétuité psychiatrique existe — on ne l'appelle juste pas comme ça
Les Unités pour malades difficiles (UMD), ces hôpitaux-prisons cachés aux yeux du public, sont pleines de gens qui ne savent plus depuis combien de temps ils sont là. Des hommes, parfois des femmes, condamnés à une "non-condamnation". Les portes ne s’ouvrent pas à heure fixe. Il n’y a pas de réduction de peine. Pas de droit au silence. Pas de débat public. C’est un autre monde, où la loi pénale ne s’applique plus. Où le psychiatre est roi, le préfet juge, et l’avocat muet.
Le cas d'Ali, interné depuis 21 ans après avoir agressé un voisin sous délire paranoïaque, est emblématique. Son état est stabilisé depuis 10 ans. Il prend son traitement. Il n’a plus de bouffées délirantes. Mais chaque année, la même décision tombe : "dangerosité maintenue". Traduction : reste là.
À côté de lui, Marc, condamné à 15 ans de prison pour homicide volontaire avec préméditation, est sorti au bout de 11 ans. Il vit libre, travaille, a refait sa vie. Lui était "responsable". Ali, lui, ne le sera jamais. Et pourtant, qui est le plus dangereux aujourd’hui ?
Derrière le rideau psychiatrique, la logique de la peur
La vérité, c’est que le système ne soigne pas. Il neutralise. Il fait disparaître. Il rassure les journaux et les ministres de l’Intérieur. La justice a peur de la folie. Et comme elle ne sait pas la penser, elle la délègue à la médecine. Résultat ? Ce ne sont plus les tribunaux qui tranchent, mais les hôpitaux, sous tutelle préfectorale.
Or, en psychiatrie, l’évaluation du risque est subjective, arbitraire, et souvent surinterprétée. On préfère prolonger un internement "par précaution", plutôt que d’assumer une sortie qui pourrait "faire scandale". C’est la politique du parapluie : mieux vaut enfermer un homme inoffensif à vie que risquer un fait divers. Voilà la logique.
Et les droits fondamentaux dans tout ça ?
Il n’y a pas d’égalité devant la justice quand une personne peut être enfermée à vie sans procès. Il n’y a pas de dignité quand on nie à quelqu’un le droit d’être jugé, donc d’être entendu, défendu, confronté à ses actes. C’est une zone grise du droit, un angle mort démocratique. Et il est temps de l’ouvrir.
On nous dit : « C’est pour leur bien. » Vraiment ? Est-ce pour leur bien qu’on les prive de toute perspective ? Est-ce pour leur bien qu’on les parque à vie dans des établissements surveillés par des vigiles armés, derrière des doubles portes magnétiques, sans accès réel à une défense, à une presse, à un public ?
Une solution ? Juger, toujours
Il faut réformer l’article 122-1 du Code pénal. Ne plus considérer l’irresponsabilité comme un effacement du droit, mais comme une circonstance atténuante, ou aggravante, dans le cadre d’un vrai procès. Il faut juger les malades. Avec des experts, des jurés, des avocats. Il faut une peine adaptée, médicale si nécessaire, mais bornée. Parce qu’un droit sans borne, c’est une détention sans fin.
Et surtout, il faut cesser de croire qu’être malade, c’est être un danger permanent. Il faut sortir de cette fiction qui transforme le soin en peine déguisée.
Deux hommes, deux actes. L’un coupable, l’autre fou. Le premier sort, l’autre croupit. Voilà le vrai visage de notre justice. Et tant qu’on refusera de le voir, il continuera d’enfermer les plus vulnérables en silence.