Fin de matinée ; je me suis attablé dans un bar vide de ses incontinents de l’amour du soir à l’urine bière. Le sol, un ciment brut, adoucit la chaleur impatiente des premiers rayons de soleil de l’année. Estompée, la lumière dessine les derniers contours d’une atmosphère où le temps se suspend à une musique pleurant les arcanes de ses notes. La légende raconte que les âmes de certains sages choisirent cette césure intemporelle pour s’envoler majestueuses au son heureux du requiem lumineux.
Des tables et des chaises autrefois confidentes des secrets des lycéens s’organisent autour d’un bar en béton rouge basque. Cheveux bataillant au-dessus de ses yeux murène, H franchit le perron de ce silence d’une fraîcheur église sans fidèles. Rasé de près, quelques gouttes de son sang séchant lentement donnent l’illusion de nouveaux grains de beauté sur sa peau blafarde. H se découvre et échange quelques mots avec le barman. Casque à la main, il traîne ses jambes. Le bruit de son porte-clefs jaillissant d’un sac jeté sur une des tables m’arracha de ma concentration liseuse. J’interromps ma lecture. Gêné par un rayon de soleil fendant son regard, H se décale. Son visage endosse ce regard, fenêtre sur un monde parallèle où nos pensées en milliers de papillons se libèrent des murs organiques d’une prison façonnant les ailes et virevoltent dans l’espoir de toucher la vérité de l’infiniment bleu. Le serveur réapparaît avec un ballon de rouge. Je m’étonne du choix matinal d’H, sans lui en toucher mot.
Après une gorgée délicate, la petite voix d’ H jette à la blancheur de la lumière provenant de la baie vitrée ces quelques mots assassins du vide qui jusqu’alors m’enveloppait de sa sérénité oisive.
- Mon grand-père est mort.
Le nez aquilin d’H pointe son verre par deux fois.
Mon front se plisse. Je ressens la dureté de cette assise. Je ne trouve pas de mots. H relève les yeux et, d’un geste emprunt de sa douleur, pose son verre sur ses lèvres fébriles. Le bruit strident de son silence parcoure mes veines. H le rompt. Son regard fuyant prend une voix douceur nostalgie de l’enfance pour raconter son aïeul.
H se rendait régulièrement au domicile de son grand-père, dans le Onzième arrondissement. A la mort de son épouse, l’appartement a été vendu. Contre l’avis de sa fille, le vieil homme a choisi fermement de finir sa vie dans une maison de retraite. La hantise du chagrin tueur abandonnant les corps aux souvenirs charognards d’une vie de couple à la complicité forgée dans la monotonie du quotidien le guida vers cette décision.
« Le serment, chez nous, se prononce qu’une seule fois ! Elle est partie. Je me devais aussi d’aller sans les emmerder vers la petite mort ! » Confiait-il à qui voulait bien l’écouter. Seules les femmes bleues au travail, entre deux consultations de téléphone intelligent, s’amusaient de cet octogénaire débordant de la vigueur d’un autre temps.
Les doigts d’H glissent de haut en bas sur le pied de son verre.
- Mes parents n’ont pas pensé à m’aider avec ce logement … Aujourd’hui, il aurait une grande valeur avec la hausse de l’immobilier et …à l’époque, vivre en plein centre de Paris dans un quartier comme celui là…tu comprends toi.
H marque une pause et intérieurement se souvient de sa promesse récente en regardant le trottoir d’en face : Je déménage grand-père. Je me rapproche de toi. Nous nous verrons plus souvent…
Les yeux d’H se mouillent puis rougissent. Sa voix intérieure brûle, à l’apesanteur des profondeurs angoissantes, elle soliloque :
- Pour la première fois, je prends la mesure du sentiment de tristesse. Je n’ai jamais ressenti cela auparavant à la perte d’un proche.
Des gens passent, H ne sait plus où poser son regard. Une colonne porteuse, autrefois monolithique, me renvoyait dans une mosaïque de petits miroirs, stèles reflétant les facettes insoupçonnées de la tourmente de cet ami. Les larmes troublant ses prunelles hagardes perlent et dessinent un ru luisant sur sa peau couleur falaise dans la brume. Son répondeur habillé de la voix de sa mère eu la lourde charge de lui annoncer la nouvelle funèbre. H s’indigne du sort des vieux dans notre société. A plusieurs reprises, H précise avec fierté que son grand-père n’a jamais perdu la tête.
Je me tortille. La rudesse du bois de ces chaises cède au poids de mon malaise et grince ma torpeur au rythme des pauses d’H.
H reprend et évoque son aîné, ingénieur, affairé à un séminaire.
- Nous ne le dérangerons pas, a tranché ma mère.
A-t-elle pensé un seul instant à la violence de son message. Lui, lui, toujours lui, il n’y en a que pour lui.
Sa fille, ma nièce de quatre ans est assez grande pour une telle nouvelle et lui n’est pas au courant pour le protéger d’une réaction trop forte pouvant écorcher sa réputation dans son univers professionnel.
Monsieur a réussi !
Tu comprends… Lui n’est pas un vendeur survivant du marché de la fripe.
- Tu te lèves toujours aussi tôt pour tes affaires ?
- Oui…mais la crise n’épargne personne !
En balançant sa tête, il souffle le trop plein d’air gonflant ses joues. Ses épaules en tombent.
Je commande un deuxième café.
Silence !
Et encore silence.
Puis, son téléphone sonne.
Dehors, en terrasse, son corps, au fil de sa discussion, change de posture. La main dans les cheveux, H marche le pas lent de l’argumentation de l’expert et finit par regarder son portable avec un sourire de satisfaction. En le mettant dans une de ses poches, le poing ferme, H revient vers moi.
- Des chaussures, des Bowen! Le business reprend… A plus !
Noyé dans la lumière blanche, je ne perçois plus sa silhouette. Après une brève accélération, le moteur de son scooter trace une ligne fendant de son bruit l’éveil du tohu-bohu de la ville. Impossible de reprendre ma lecture incertaine.
Un quart de Syrah SVP !
Le barman m’interpelle en apportant la commande.
- Il ne va pas très bien ton ami aujourd’hui, il n’a pas voulu me vendre son sac Hermès.
- Son grand-père est mort ! C’est quoi des Bowen ?
En essuyant sa moquerie, j’appris le nom d’une marque de chaussures anglaises.
meh.