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La manifestation est l'expression par excellence de nos luttes. J’ai malheureusement dû arrêter de manifester aujourd'hui car les parcours sont rarement pensés pour des personnes en fauteuil roulant et il paraît difficile de fuir devant une police qui charge quand on est incapable de courir. C'est bien dommage, parce que les manifestations permettent notamment de rencontrer d'autres gens avec des luttes bien différentes des nôtres. Mais ce n'est pas là le seul problème.
En tant qu'utilisatrice de fauteuil, je rêve de trottoirs finement bitumés où l'on pourrait circuler sans encombre. En tant que militante écologiste, je rêve de trottoirs vierges de tout bitume où les arbres prendraient leur place. Comment réconcilier ces deux luttes? Comment les faire converger ? Elles se contredisent frontalement et cela entraîne trop souvent une hiérarchie des luttes qui va inévitablement entraîner des conflits. Ainsi, dans le meilleur des cas, certaines luttes vont être invisibilisées et mises en arrière-plan.
Pire, il est tout à fait possible d'imaginer une personne handicapée climatosceptique. Il est aussi facile de comprendre mon horreur le jour où j'ai rencontré une personne handicapée me disant : "Tous ces étrangers nous volent nos allocations". Et pas besoin de chercher dans son imagination lorsqu'on sait que des personnes se prétendant féministes (appelées TERF) sont ouvertement transphobes et d'autres défendent des théories racistes (comme le collectif némsis en France) . On peut aussi noter que peu de personnes non-blanches, pauvres ou handicapées peuplent le Marais. C'est pourtant un cœur historique du milieu Queer parisien. Je ne m'étendrai pas sur pourquoi cette absence de mixité ni sur une critique de ce milieu. La ségrégation est présente dans tous les milieux. Je parle de cette population parce qu'elle a été un objet incontesté de discrimination. Il faut prendre conscience que nous sommes tou·te·s des oppresseurs potentiels si nous n’écoutons pas l'autre, qu'importe notre orientation sexuelle, notre genre, notre couleur de peau ou si l'on est handicapé ou non. Pour toutes ces raisons, j'aimerais qu'on essaie de fédérer les luttes au lieu de à tout prix de les faire converger.
Les deux clés de cette fédération serait l'attention à l'autre et la combinaison de nos privilèges.
Vous voulez combattre vos oppressions ? Intéressez-vous et comprenez celles des autres. C'est uniquement en combinant nos forces que nous pourrons sortir grandis de tout cela. Non, les étrangers ne nous volent pas nos allocations adultes handicapés, ce sont les personnes au pouvoir qui les redirigent vers les puissants qui les ont fait élire. La meilleure arme des dominants est la division, alors le meilleur moyen de la combattre est de devenir un bloc solide et cohérent. Nous avons souvent des combats et des objectifs différents, mais il me semble toujours possible de nous comprendre. Par exemple, je rêve de pouvoir interagir librement avec mes congénères, et même si cela peut apparaître tout simple pour une personne valide, quelques explications suffisent pour comprendre la difficulté. Les personnes capables de marcher peuvent facilement sortir dans l'espace public, mais les personnes en fauteuil roulant n'ont pas ce luxe et sont souvent condamnées à se replier sur elles-mêmes. Cela est facile à comprendre, il suffit de prêter un peu attention les uns aux autres. C'est sûrement là le premier secret que je veux ici vous révéler : l'importance de l'écoute et de l'attention à l'autre, aucune lutte n’a le luxe d'être la plus importante de façon absolue. Seul le point de vue rend une lutte plus importante qu’une autre.
Je voudrais maintenant vous parler du deuxième aspect important de cette fédération. J'ai eu la chance d'avoir des privilèges qui m'ont aidée à franchir les obstacles que l'on a mis sur mon chemin et rien ne m'empêche d'utiliser ceux-ci dans d'autres luttes. Prenons un exemple simple : l'argent. Beaucoup de maisons du handicap offrent des moyens pour l'aménagement de logements, mais cet aménagement aurait été impossible sans des moyens financiers pour avancer les frais. Rien ne m'empêche d'utiliser ces mêmes moyens financiers et de prêter cette arme pour d'autres luttes. J'ai aussi le privilège de pouvoir m'exprimer sans être trop souvent interrompue. Rien n'empêche que d'autres personnes m’empruntent cela, il suffit pour moi de dire "laissez-les parler !".
Ainsi, je rêve d'un jour pouvoir manifester à nouveau. Imaginez une première ligne de manifestants constituée entièrement de fauteuils roulants poussés par les fameux Black Blocs. On aurait alors des vidéos de policiers gazant ou frappant des personnes en fauteuil roulant poussées pacifiquement. Cela aurait le pouvoir d'exposer la vraie violence en plein jour. Côte à côte, nous serions inarrêtables sans obligation de convergence.