Avez-vous déjà entendu parler de la persistance rétinienne ? Il s'agit d'un phénomène consistant en la persistance de l'image de ce qui a été observé après la fin de son observation, celui-ci étant amplifié si l'image est lumineuse. Ce concept scientifique semble aujourd'hui pouvoir éclairer un tout autre champ que celui de l'optique, mais avant d'y revenir parlons un peu de Narcisse.
Vous connaissez sans doute le mythe de Narcisse, ce jeune homme d'une beauté exceptionnelle, qui, lorsqu'il vit son reflet dans une source d'eau claire, tomba éperdument amoureux de son image et finit par en périr de désespoir.
Alors, permettez que l'on mobilise vos connaissances pour vous peindre le monde contemporain. L'Europe a connu au cours des siècles passés une période d'épanouissement historique majeur, et ce, à presque tous les points de vue. Elle a produit des sciences et des savoirs aujourd'hui partagés par l'ensemble de la planète. Elle a connu une expansion militaire et économique sans précédent. Mais surtout, elle a été la source d'idées et d'idéologies qui se sont transportées et transposées dans le monde entier.
Mais, comme tous les grands empires avant eux, les empires européens ont fini par s'écrouler et finalement disparaître, laissant derrière eux la trace de leur glorieux passage et cédant peu à peu leur place à un ordre nouveau. Et dans les décombres laissés par la seconde guerre mondiale, dans les brumes de la guerre froide naissante, un nouvelle notion a fait son apparition, l'« Occident ». Celui-ci se définit généralement négativement (il ne correspond nullement à une qualification géographique, dans la mesure où il regroupe une partie du continent eurasien et une partie du continent américain), il était l'adversaire de l'URSS et du Tiers Monde, il est aujourd'hui l'opposant des Orients (extrême, moyen et proche) ou le soutien du grand continent africain. Mais qu'est-il vraiment, sinon l'image vacillante d'un ensemble idéologiquement lié.
L'Occident, en somme, est ce qu'il reste de l'« Esprit des Lumières » européennes (et accessoirement américaines et russes), une image qui ne semble pas vouloir s'effacer malgré la disparition de sa source. Or aussi brillantes qu'aient pu être ces Lumières, elles ont aussi été à la source de bien des maux, dont la colonisation ne fût pas le moindre. Aussi éclatante qu'ait pu être la grandeur de l'Europe, elle n'en a pas moins engendré l'esclavage et le trafic d'êtres humains, le totalitarisme et les guerres mondiales. On pourrait bien sûr avancer tous ses apports à la civilisation, mais sa constance à nier la part d'humanité dans l'Autre, sa culture et son histoire, résume malheureusement l'inadéquation systématique entre ses discours et ses actions.
Le temps ne s'achève jamais et l'Histoire continue sans cesse d'avancer. Ainsi, les exploits et les bassesses finissent-ils par s'effacer ou se transformer sous les coups de plume de l'historien ou du politicien qui cherchent à rendre compte du passé ou à le mystifier. Les mots, eux, ne changent pas, bien que leur interprétation subisse également les changements de contextes. Les auteurs européens, comme ceux du monde entier, continueront donc à éclairer le monde de leurs idées, aussi longtemps qu'ils resteront lus.
Mais le Narcisse européen, tombé amoureux de son propre génie, semble avoir été ébloui par l'éclat de sa pensée, qu'il nomme depuis « Occident ». Espérons que cette distinction opérée à l'égard de son image lui permettra d'échapper au sort du personnage antique et qu'il cessera enfin de se laisser dépérir. Espérons surtout que cette image qu'il continue à projeter sur un monde en plein changement et en constante évolution finira par s'effacer, lui permettant enfin de voir le Monde tel qu'il est et non tel qu'il lui est utile.
Espérons donc que l'« Occident » ne soit qu'une persistance rétinienne et non l'aveuglement qui conduirait inéluctablement le Narcisse Européen a sa propre fin.
(Publié le 20 mars 2011 sur mon blog)